Monthly Archives: October 2011
La presse africaine: Mauritanie : L’Unité nationale en panne
La question identitaire en Mauritanie reste d’une brûlante actualité. Les Négros-Mauritaniens et les arabophones sont certes couchés sur la même natte, mais n’ont aucunement les mêmes rêves. Ces deux communautés ne semblent plus s’ignorer seulement, elles s’affrontent, par petites touches faites de sauts d’humeur d’où fusent les pierres, les gaz lacrymogènes, des saccages et des incendies de véhicules. Et pour taper sur du «négro», le pouvoir ne semble pas faire dans la dentelle. Rien que lundi 10 octobre dernier, le tribunal correctionnel de Nouakchott condamnait 15 Négro-Mauritaniens accusés d’avoir participé à une manifestation organisée par le mouvement «touche pas à ma nationalité».
Considérés déjà dans leur propre pays comme des citoyens de seconde zone, ils n’ont cessé de vouloir mettre un frein à cette «dérive des autorités de Nouakchott». Et le casus belli aura été un recensement commandité par le pouvoir et que les Négros- Mauritaniens jugent discriminatoire à l’endroit de leur communauté. C’est pour cela qu’ils exigent l’arrêt de ce recensement, qui pourrait être un instrument pour mieux envelopper les prochaines consultations électorales du voile de l’opacité. Mais au-delà de tout cela, les Négro- Mauritaniens s’estiment considérés pour du beurre et ce, depuis bien longtemps.
On se souvient que, dès janvier 1966, le régime mauritanien appliquait la loi imposant l’enseignement secondaire en arabe, ce qui avait entraîné un mouvement de grève de lycéens avec à la clé, 6 morts et 70 blessés. Sous l’impulsion des extrémistes au pouvoir, cette politique atteindra son apogée dans les années 90 avec l’épuration ethnique dont ont été victimes les Noirs dans ce pays.
Etat multiethnique et multiculturel, s’y côtoient des arabophones et l’immense majorité, composée de fulbé, de wolof, de soninké et de harratine, qui forment ceux qu’on appelle les Négro-Mauritaniens.
Après avoir introduit une arabisation forcée dans le système éducatif, les autorités inscriront clairement le pays dans le bloc du Maghreb. Et sous l’ère du président Ould Taya (victime depuis de coup d’Etat et qui vit au Qatar), le pouvoir se dépêcha de dénégrifier l’armée et d’en faire la chasse gardée des arabophones ; tout comme la haute administration. Autant dire que l’unité nationale est en panne dans ce pays, car loin d’être un mouvement d’humeur, ce qui s’y passe traduit un mal profond. Il faut sauver la Mauritanie.
Boureima Diallo –L´Observateur Paalga(Burkina Faso).
Recensement: Ahmedou Ould Abdellah: «…Si on n’y fait pas attention, un pays peut se diviser à l’infini…»
Par rapport à un autre sujet brûlant de l’actualité nationale, comment voyez-vous le recensement administratif en cours et qui provoque beaucoup de bruit dans la communauté négro-africaine?
D’abord, il faut être clair. Procéder à un recensement national est tout à fait normal et même obligatoire. Certains pays le font tous les 10 ans. Un recensement aide les responsables nationaux à préparer les grandes lignes de la politique nationale actuelle et future, à partir d’informations chiffrées relatives à sa démographie – pyramide des âges, migrations internes, urbanisation, scolarisation, santé, emploi, retraite, etc. Etant donné notre peu d’expérience administrative en ce domaine (des administrateurs expérimentés sont soit à la retraite soit non utilisés) et la disparition des archives d’état civil, nous aurions pu demander de bénéficier d’expertises nationales et internationales. Ce qui donc est grave en la matière, ce n’est pas le recensement en soi, mais la perception qu’il est dirigé contre une communauté. Dans les cas d’espèce, la perception est souvent plus importante que la réalité. En d’autres termes, sur ce sujet comme dans d’autres, les responsables doivent expliquer et informer les populations avant la mise en œuvre de leurs politiques. Une campagne d’ information, l’établissement d’un comité de sages et l’appui technique d’experts auraient permis d’éviter tout ce gâchis, y compris la perte d’une vie humaine, les destructions matérielles et la publicité négative qui l’accompagne.
Évidemment, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Ce n’est pas nous rendre service à nous-même et notre pays, que de penser que les événements de 1989 n’ont pas été traumatisants pour tous. Nous avons un pays ouvert sur la mer et sur le reste du continent, plein de promesses et des populations entreprenantes, généreuses et endurantes.
Bâtir sur ces atouts est plus sûr que de chercher un héroïsme d’un autre âge et fondé sur les divisions. Si on n’y fait pas attention, un pays peut se diviser à l’infini: en riches et pauvres, en régions, en ethnies, en confréries, etc. Face à la méfiance, à la peur et aux égoïsmes des hommes, l’unicité religieuse ne suffit pas à elle seule pour maintenir la cohésion nationale. Les Somaliens sont tous musulmans, parlent et écrivent la même langue. La religion n’a pas empêché ou arrêté une guerre atroce qui y perdure depuis deux décennies et largement du fait des leaders. S’agit-il uniquement d’ingérence extérieure? Aucune interférence étrangère ne peut réussir dans un pays où les élites assument leurs responsabilités avec courage et dans la tolérance. De plus, 50 ans après, continuer à blâmer le colonialisme pour nos difficultés actuelles a peu d’effets.
Propos recueillis par Moussa Ould Hamed– Biladi
Flamnet-Rétro:Témoignage d’un rescapé du génocide en Mauritanie: “La mort ne voulait pas de moi”
Il avait le visage sombre, sans expression, sans vie, peut-être à cause de ses yeux presque éteints. Un instant seulement il s´est animé, en sortant une liasse de papiers de sa serviette, qu´il m´a tendue. Il y en avait des pages et des pages photocopiées, où s´alignaient des noms, des grades, des lieux, des dates…
– Tous ceux-là sont morts, m´a-t-il dit d´une voix sourde. Regardez bien, lisez.
Ensuite, il a raconté son histoire:
Je suis un militaire de carrière, brigadier-chef de la Garde Nationale, ancien commandant de brigade de T., une ville qui se trouve non loin de Nouakchott, la capitale de la Mauritanie. J´ai derrière moi vingt quatre ans de service militaire.
Aussi loin que je remonte dans ma vie, depuis que j´ai commencé à comprendre, j´ai toujours constaté que les noirs n´avaient aucun droit, et que les Maures blancs étaient privilégiés. Chez nous, sur vingt ministres au gouvernement il y a un quart seulement pour les noirs, à l´armée, un seul Noir pour dix officiers. Dans un stage, si un Maure a mal travaillé, il l´emporte portant sur n´importe quel Noir. Et pas question de protester.
Moi, je me suis accommodé de cette situation injuste, sans jamais faire de politique. Il me fallait vivre, et ma famille aussi. J´ai sept enfants,ou plutôt huit, le dernier, je ne l´ai encore jamais vu, il est né après mon exil.
C´est le 25 novembre 1990, que tout a commencé, par la réception d´une lettre de mon supérieur hiérarchique de la région militaire T., dont dépend ma brigade. Ce dernier me demandait de passer immédiatement mon commandement à mon adjoint, de me rendre à R.. toutes affaires cessantes. Dès le message recu, j´ai obéi, et j´ai pris un taxi pour R. muni de mon paquetage. Je suis arrivé vers midi à la caserne, et me suis présenté au bureau du chef, le capitanie A. Son sécrétaire m´a dit de l´attendre.
A quinze heures, le capitaine est apparu, il m´a appelé, et m´a seulement annoncé que je commanderai la section qui allait hisser le drapeau chez le gouverneur, trois jours plus tard, le vingt huit novembre, date anniversaire de l´indépendance de la Mauritanie. En attendant, j´habiterai la caserne et je devrai assister aux quatre rassemblements de la troupe, qui avaient lieu tous les jours. Le 28 novembre, comme prévu, j´ai participé à la fête de l´indépendance. Nous avons recu pour l´occasion des uniformes neufs. Le gouverneur a fait son discours, le drapeau a été hissé, et je suis revenu à la caserne à la tête de la section.
Je croyais aprés cela que j´allais repartir pour T. retrouver mes hommes, mais on m´a donné l´ordre de rester à R et de continuer à assister aux quatre rassemblements quotidiens: le premier à huit heures du matin, rassemblement général des troupes, élèves compris, et lever des couleurs, à midi, rassemblement pour les corvées des soldats, ordres, missions, à quinze heures, rassemblements de contrôle, et à dix huit heures, le dernier rassemblement pour la descente du drapeau.
J´ai vécu ainsi pendant près d´un mois. A la radio, on parlait de la guerre du Golf et d´évènements graves à Nouadhibou, la capitale économique du pays. Confusément, je m´attendais à quelque chose.
Enfin, le 20 décembre, mon capitaine m´a fait savoir que j´étais dispensé des rassemblements du jour à la caserne, et que je devais me tenir à sa disposition.
A quinze heures, un planton est venu me chercher, c´était urgent, je le suivis.
En passant dans la cour, nous avons croisé le capitaine, nous nous sommes salués. Le capitaine m´a informé de mon retour à T.. Il fallait me préparer et le rejoindre ensuite. Je suis donc retourné dans ma chambre, j´ai rassemblé mes affaires, je les ai portées dans la Land-Rover qui devait m´amener. Ensuite je me suis dirigé vers le bureau du capitaine, en treillis, rangers aux pieds. Dans la salle d´attente, le secrétaire est venu s´asseoir à côté de moi.
Et puis soudain, la salle a été envahie par quatorze gardes, tous des blancs, trois d´entre eux portaient des fusils, les autres des menottes et des chaînes.
Leur chef m´a crié qu´ils avaient l´ordre de s´emparer de moi et de m´attacher. J´étais révolté, j´ai demandé ce que j´avais fait? ils ont répondu qu´ils n´en savaient rien, et que ce n´était pas leur problème.
J´ai donc été ligoté une premiére fois. A ce moment, le capitaine est entré, son pistolet à la main. Il a ordonné qu´on m´attache plus fortement encore.
La colére m´a pris, on m´avait jamais traité ainsi, en plus de vingt ans de service, pas une punition ne m´avait été infligée. J´ai profité de l´instant où mes bras ont été libres pour réagir, me défendre. Je ne voulais pas qu´on m´attache, mais qu´on m´explique ce qui se passait d´abord!
On m´a frappé à coups de crosse, à coups de chaînes en fer. Avant de tomber à terre, j´ai aussi frappé le chef des gardes, je n´avais peur, ni de lui, j´étais de taille à l´affronter, ni des fusils avec lesquels on me menacait, je savais qu´ils n´avaient pas de cartouches…
Ils ont du s´y mettre à plusieurs reprises pour me maitriser et me lier comme le chef le voulait: deux menottes aux poignets, les bras dans le dos, deux menottes aux chevilles, et enfin des menottes pour relier les mains et les pieds. Cela s´appelle “le jaguar”, car c´est dans cette position qu´on accroche cet animal sur une perche, après la chasse. Les menottes possédaient des dents acérées à l´interieur, elles m´entraient dans la peau, j´en porte encore la marque aujourd´hui.
Je suis resté sur place dans cette position jusqu´à environ huit heures du soir. Ensuite les gardes ont apporté un sac de riz vide, un grand sac, qui peut contenir cent kilos, ils m´ont mis à l´interieur, et m´ont transporté jusqu´à la Land Rover dans la cour. Ils m´ont jeté au fond de la voiture, et ils se sont assis sur mon corps.
La voiture a demarré, nous sommes sortis de la ville. A environ 70 kilométres de R.. se trouve un terrain nu, c´est le Centre de tir. Là, on m´a fait descendre, on m´a jeté sur le sol, et les gardes se sont mis à préparer du thé.
A un moment donné, ils m´ont déchiré ma tenue militaire à l´aide d´un couteau. Je suis resté en slip dans le froid et la nuit. La région est réputée pour ses moustiques, ces derniers s´en sont donnés à coeur joie.
Le capitaine est arrivé à environ 23 heures. Il a ordonné aux gardes de creuser un trou dans le sable. Lorsque le trou a été creusé, il a sorti son pistolet et s´est posé juste devant moi pour m´annoncer que le gouvernement avait appris qu´un coup d´état des FLAM était en préparation contre lui dans la ville de Nouadhibou. Je devais être au courant, il fallait que je dise ce que je savais là-dessus. Sinon, ma tombe était prête et j´allais mourir. En revanche, si je parlais, on me détacherait, on me rhabillerait, et on me ramenerait à la caserne comme si de rien n´était.
J´ai répondu que je ne savais rien du complot, et que je n´avais pas mis les pieds à Nouadhibou depuis six mois. Avant de venir à T. j´étais en garnison seulement à Kiffa et à Nouakchott. ”
-Tu ne veux pas parler, tant pis pour toi”, a dit le capitaine.
A partir de ce moment là, il a changé de ton pour me parler, les gardes aussi. Ils ont utilisé des mots dégradants humiliants, ils crachaient sur moi, m´appelaient: “Sale négre”. Aprés, ils n´ont plus cessé.
Le capitaine a demandé aux hommes le tabac en poudre qu´ils utilisaient pour leurs pipes. Beaucoup fument la pipe chez nous. Chacun a sorti ses réserves, et en a vidé une part sur un morceau de turban. Ils ont mélangé du piment moulu avec le tabac, dans un pot de thé.
Une nouvelle fois, le chef m´a demandé si je voulais parler, j´ai répété que je ne savais rien.
On m´a allongé sur le dos, et on m´a mis, en guise de bandeau sur les yeux, le morceau de turban et son mélange de piment et de tabac en poudre.j´ai eu beau essayer de fermer les paupiéres, la mixture s´est infiltrée et a commencé à brûler d´une facon atroce. Un quart d´heure plus tard, le capitaine m´a interrogé à nouveau, et on m´a remis du mélange sous le bandeau. Les gardes ont recommencé à trois reprises. En même temps les hommes ont amené un réservoir d´eau de la voiture et m´ont arrosé. Notre climat désertique fait que les nuits sont très fraiches, par opposition au jour. Et les moustiques n´arrêtaient pas de piquer par dessus le marché.
J´avais froid et surtout très mal, mais je supportais la douleur. De toute façon, je n´avais rien à dire. A la fin, on m´a remis dans le sac de riz vide, transporté dans la Land Rover, et ramené en ville. Je ne pensais plus à rien, j´étais sûr qu´on allait me tuer maintenant. Un autre trou dans le sable comme tombeau.
On m´a enfermé dans un local de la caserne, un local sans toit où le vent pénétrait. J´étais étendu sur le sol de ciment, et j´ai entendu qu´on placait une sentinelle devant la porte, avec son fusil.
Je suis resté là jusqu´au lendemain, toujours attaché et le bandeau plein de tabac sur les yeux. Le capitaine est revenu à midi avec des gardes. Une nouvelle fois il a sorti son pistolet, m´a fait sentir son canon sur la tête, et m´a demandé si mon choix était fait, si je préférais parler ou mourir ? Une nouvelle fois, moi aussi, j´ai répété que je ne savais rien, et que je ne voulais pas mentir.
-” On attendra”, dit le capitaine à ses hommes.
Je suis resté deux jours dans le même local, attaché, le bandeau sur les yeux, sans boire ni manger. Les sentinelles se relayaient toutes les deux heures. En prenant leur tour de garde, elles appliquaient les instructions recues, me frappaient à coups de pied et m´arosaient d´eau froide. Cinq fois de suite elles me remirent dans les yeux du tabac chauffé avec du thé.
Je m´affaiblissais, je souffrais, je pensais toujours à la mort, j´étais convaincu que j´allais mourir, d´ailleurs, il me semblait préférable de mourir plutôt que de subir encore la situation dans la quelle je me trouvais. J´avais accepté mon sort, j´avais déjà un pied dans l´au-delà.. Dans un local voisin, j´entendais des gémissements et des plaintes sourdes. C´était la voix du chauffeur du capitaine, un Noir comme moi, qu´on torturait. Le troisiéme jour, le capitaine est venu, accompagné du commandant du centre. Ils appartenaient à la même tribu de Maures, mais le commandant était un homme intégre.
Il a interrogé le capitaine et les gardes, qui lui ont raconté comment ils m´avaient traité pour me faire parler, les piments et le tabac mêlés au thé dans les yeux, les menottes, l´eau froide sur le corps, les coups, le manque de nourriture et de boisson.
Le commandant leur a dit:”-puisqu´il n´a pas parlé avec tout ça, c´est peut-être qu´il ne sait rien. Qu´on le libére”.
Le commandant est parti, mais je n´ai pas été libéré. J´ai appris plus tard que l´officier avait envoyé un rapport à l´Etat-major à mon sujet. A la suite de quoi, il a été convoqué à Nouakchott, où on lui a reproché d´avoir demandé ma libération. Il eut l´ordre d´arrêter tous les Négro-africains de la garnison de R.mais il a refusé, disant qu´il était prêt à tout, mais pas à arrêter des innoncents.
Moi, on m´a donné pour la première fois depuis mon arrestation un peu de bouillie tiède à manger. J´ai vomu. La même nuit on m´a transporté à T.. d´où je venais, et on m´a enfermé dans une prison dont j´ignorais même l´existence, de nouveaux bâtiments destinés à un tout autre usage. Dès mon arrivée, on a commencé à me battre vraiment. Pas des coups occasionnels, comme durant les premiers jours de détention, mais des raclées systématiques, accompagnées de coups de baïonnettes, dont je garde encore des traces sur le corps. On m´a battu toute la nuit, des soldats que je connaissais, c´était trop, l´idée de la mort me poursuivait, seulement je ne pouvais pas mourir, la mort ne voulait pas de moi!
La prison a commencé à se remplir peu à peu les jours suivants. Nous nous sommes retrouvés à 70, tous des militaires Négro-africains, rassemblés dans une seule salle au sol cimenté, sans sanitaires, avec une porte en fer ornée d´un gros cadenas. Nous avions les yeux bandés en permanence, exceptés quatre ou cinq d´entre nous, pour une raison inconnue, peut-être par manque de turbans. Ceux-là nous racontaient tout ce qui se passait, si bien qu´à la fin, les gardiens les ont mis à part, en quarantaine, pour qu´ils ne nous parlent plus.
Tous les matins on nous sortait de nos cellules et on nous alignait dehors. Le capitaine arrivait, je le connaissais aussi, il faisait une croix à la craie devant ceux qu´on allait torturer ce jour là. L´angoisse nous avait déjà serré le coeur, bien à l´avance.
Les tortures étaient pratiquées de différentes facons. Par exemple, on creusait des trous dans le sable, on nous enterrait jusqu´au coup, la tête immobilisée, le visage nu tourné vers le soleil. Si on essayait de fermer les yeux, les gardes nous y jetaient du sable. Ensuite on nous remettait nos bandeaux.
D´autres prisonniers étaient emmenés jusqu´à un puits, qui ne contenait que peu d´eau. Ils étaient attachés par les pieds à fond. Ils suffoquaient, on les ressortait, et on recommencait.
Ces tortures n´étaient plus faites pour qu´on parle du complot, tout le monde savait maintenant que le coup d´état, soit disant en préparation, n´avait jamais existé. Les tortures étaient gratuites, elles avaient pour but de nous éliminer, nous les Noirs, les Maures du système savaient que même les rescapés seraient des gens dimuniés pour toujours. La guerre du Golf servait de prétexte, la haine expliquait tout.
Cela dura vingt et un jours, jusqu´à l´arrivée d´un officier de renseignement de l´Etat-major.
Ce matin là, on nous retira nos bandeaux, ainsi que les menottes entravant nos pieds. On nous garda que celles des mains, attachés dans le dos. Les gardes nous firent sortir, cinq par cinq, en dehors de la prison. L´officier n´en avait pas franchi la porte, il se tenait assis derrière une table, et prenait des notes, le capitaine assis á ses côtés.
Certains d´entre nous ne pouvaient plus tenir debout. Ceux-là ont été traînés, ou même transportés.
Lorsque ce fut mon tour de passer devant lui, l´officier se mit debout, s´avanca vers moi.
J´étais sale, comme les autres et abîmé de partout. Il me souleva la tête, me demanda si je le reconnaissais. J´y voyais très mal, mais j´ai dit oui. Nous nous connaissions depuis des années, il savait ma conduite toujours exemplaire.”pourquoi lui a-t-on fait ca ?” a -t-il demandé en voyant sur moi les traces de tortures.
Il a ordonné au chef d´enlever tout de suite le tabac qui restait dans mes yeux, et demande qu´on fasse venir un médecin. Le capitaine a répondu qu´il était d´accord. On m´a mis de côté, et l´officier s´est occupé des autres prisonniers. Je ne l´ai pas revu avant son départ pour Nouakchott.
Un médecin est venu, il m´a examiné, m´a fait une ordonnance pour des médicaments. Lorsqu´il est parti, le capitaine a déchiré l´ordonnance et m´a jeté les morceaux de papier au visage.
J´ai déjà dit qu´au début nous étions environ 70 en prison. A la fin, il n´en restait que 16. Les autres étaient “partis”. Quand un prisonnier ne pouvait plus tenir, il disparaissait. Nous demandions où il se trouvait, on nous répondait: “- A l´hopital”.
Mais en vérité, il avait été exécuté en cachette. Nous avons su tout cela seulement à notre sortie. Avant, nous l´ignorions, même si nous avions des doutes.
Nous, les survivants, nous nous trouvions aussi en bien mauvais état. Moi, je n´y voyais plus du tout, les camarades dirigeaient mes moindres gestes. Après la visite de l´officier, les tortures cessérent pourtant.
Une délégation officielle est arrivée de la capitale, le 6 mars 1991 pour nous libérer. D´autres prisonniers l´avaient déjà été dans d´autres camps, dans d´autres prisons. Notre chef, lui, n´avait pas voulu nous rendre notre libérté, il avait écrit à l´Etat-major que nous étions trop visiblement abîmés pour nous relâcher.
Donc, la délégation est venue. On nous a rassemblé, certains tenaient sur leurs jambes, d´autres étaient par terre. Le responsable de la délégation s´est adressé à nous, nous a déclaré qu´il parlait au nom du président de la République et du chef du gouvernement , le colonel Maouya Ould Sid´Ahmed Taya. Il nous adressait ses salutations. Si nous étions emprisonnés, c´est que des soupçons avaient pesé sur nous:
– ” Entre militaires, vous le savez, nous avons l´habitude de punir ceux qui trahissent et complotent. Nos soupçons n´étaient pas fondés, nous le reconnaissons. Le président s´excuse. Demain, on vous aménera des vêtements neufs et vous serez libres. N´oubliez pas que vous êtes des Mauritaniens comme les autres. Ne parlez pas de ce qui vous est arrivé.”
Ensuite le responsable a dit aux gardes de nous donner à manger. Ceux-ci se sont regardés, et l´un d´entre eux a levé la main pour demander la parole. Il a demandé si nous, les militaires torturés, nous allions rester en service dans l´armée, comme auparavant ?
Le chef a répondu affirmativement.
Le garde a repris alors:
” – S´ils sont maintenant dans l´armée, comme il y en a de plus gradés que nous, nous risquons d´avoir des ennuis avec eux”.
Cette remarque a du paraître justifiée, puisque nos tortionnaires ont été affectés dans une garnison au nord-est du pays, très loin de T.et de R. Le lendemain, on m´a conduit à l´hopital de R. j´avais mal aux jambes, je pouvais à peine marcher, je n´arrivais plus à me servir de mes mains pour manger. Et je ne parle pas de mes yeux. Même me sachant libre, en théorie, je pensais toujours à la mort.
Des gardes nous surveillaient pour empêcher les visites. La nouvelle de notre libération s´était répandue, d´autres prisonniers d´autres camps étaient déjà rentrés chez eux grâce à des congés octroyés par l´armée. Beaucoup sont morts à ce moment là, peut-être à cause du rétablissement trop brutal d´une alimentation normale.
Toujours à l´hopital, j´ai appris que le président de la République nous avait accordé son “pardon” pour ce complot qui n´avait jamais existé. Il ne s´ agissait plus d´excuses comme on nous l´avait annoncé en prison!
Lorsque je fus quelque peu rétabli, on me transféra à l´infirmerie de l´Etat-major,à Nouakchott.
Je n´avais toujours pas de contacts avec quiconque, on ne voulait pas qu´on puisse me voir dans mon état. Des parents sont allés se plaindre au Ministére de l´intérieur, qui coiffe les unités de la garde. Ils ont demandé si j´étais toujours en prison ou alors en libérté? le ministre de l´intérieur a ordonné qu´on me laisse rencontrer ma famille.
Ma mére est arrivée de mon village, qui se trouve à 400 kilométres de la capitale. Beaucoup auraient voulu l´accompagner, parents, amis, mais ils avaient peur, peur que les autorités puissent penser qu´ils venaient non seulement pour me voir, mais aussi pour témoigner dans une quelconque enquête qu´on aurait faite sur mon cas.
Ma femme et mes enfants n´ont pas quitté la maison, c´est peut-être tant mieux, car ils auraient souffert de me voir transformé comme j´étais, méconnaissable. Ma mére a pleuré lors de notre première rencontre, ensuite, elle m´a reconfortée. Elle a commencé à me prodiguer les soins traditionnels de chez nous, avec nos produits, elle me faisait des massages, elle passait des nuits entiéres à mon chevet..
J´ai subi aussi une opération aux yeux, pratiquée par un médecin francais, mais il me fallait maintenant d´autres soins, nombre de médicaments coûteux, que ma famille ne pouvait payer. Mes parents demandérent à voir mes supérieurs pour leur parler de ça, mais la demande fut bloquée au niveau du sécrétariat de l´Etat-major.
Aprés des mois d´attente, j´ai décidé de rencontrer moi-même le chef d´Etat-major. Un matin, je suis allé l´attendre au parking où il garait sa voiture. Je l´abordai lorsqu´il arriva, et je lui expliquai le motif de ma demande, une demande d´audience qui traînait depuis quatre mois.
Le chef m´a bien regardé, il a réfléchi quelques minutes, et appelé son ordonnance. Je reçus l´argent nécessaire à l´achat de mes médicaments, et une voiture vint me chercher pour me ramener à l´hopital.
Comme je lui avais parlé de ma famille, et dit que je n´avais pu rencontrer que ma mère, le chef donna aussi des ordres pour m´organiser un séjour au village. Une voiture avec un chauffeur fut mise à ma disposition, chargée de cadeaux pour les miens: cent kilos de riz, quarante litres d´huile, et une bonne somme d´argent.
Je fus heureux de me retrouver chez moi, de retrouver ma famille. J´ai appris qu´après mon arrestation, on avait renvoyé mes enfants de l´école. Parents et voisins pleuraient en me voyant, me faisaient fête, me prodiguaient des marques d´amitié.
Seulement, j´étais presque aveugle, et j´éprouvais sans cesse des malaises, en particulier, chaque fois que je mangeais, je me sentais dimunié physiquement, je ne pouvais même plus “approcher” ma femme..
Aprés vingt jours passés au village, je suis allé au poste local de la garde et demandé de retourner à Nouakchott, pour revoir le médecin.
A l´Etat-major, j´ai rencontré le chef, de la même manière que la précédente. Il m´a aimablement demandé des nouvelles de mon congé, de ma famille, il m´a dit de continuer à me soigner. A ce propos, j´ai répondu que mon médécin voulait que j´aille en France pour qu´on m´y fasse une greffe de la cornée, qui me permettrait d´y voir à nouveau comme avant.
La demande de mon médécin est passée de l´Etat-major au ministére de la santé, puis à la direction du Budget. Là, on s´est exclamé: il n´était pas question d´opération en France, on avait déjà trop de dettes à l´égard de ce pays, et pas d´argent pour les payer. On m´a parlé d´Abidjan, en Côte d´Ivoire, ou alors du Maroc.
Les choses suivaient lentement leur cours, je perdais patience, lorsqu´une cousine me fit rencontrer une soeur de charité française. Sa visite eut lieu une nuit, car elle ne voulait pas se compromettre au grand jour en rencontrant des Noirs. La soeur a photocopié mes papiers, et les a emmenés en France lors d´un congé. Brusquement j´ai appris qu´une association acceptait de me prendre en charge, l´A.C.A.T (L´ASSOCIATION CATHOLIQUE D´AIDE AUX TORTURES). La nouvelle me rendit mon envie de vivre, j´allais enfin guérir, me retrouver comme avant. Le 29 février 1992, je pris l´avion, on m´avait confié à un médecin, mon grand frère m´attendait à l´aéroport, en France.
Quinze mois s´étaient écoulés depuis son arrestation, ses épreuves O.N. venait en France plein d´espoir pour obtenir réparation du passé, se faire opérer, retourner chez lui, recommencer à vivre. Son espoir ne fut pas exaucé.
Durant les six premiers mois, son état général s´améliora pourtant progressivement: On soigna son dos qui avait conservé des séquelles de coups recus, il subit, l´une aprés l´autre, plusieurs opérations à ses yeux, mais il s´agissait seulement d´arranger les paupiéres abîmées dont les cils frottaient maintenant la cornée. L´oeil droit voyait très mal, l´oeil gauche était mort. Mais, contrairement aux prévisions antérieures, il s´avéra finalement qu´une greffe serait inopérante. Il fallut le lui dire.
O.N. se révolta, le spécialiste, n´y connaissait rien, on lui avait promis que …..
Un second médecin confirma le jugement du premier, O.N. en ressentit une immense déception, il eut la sensation d´une tromperie nouvelle, s´ajoutant à celle éprouvée en Mauritanie, où vingt cinq ans de conduite exemplaire à l´armée n´avaient pas empeché l´injustice.
” – Je n´y voyais rien, je ne pouvais retourner à l´armée comme avant.”
Non, la vie ne recommencerait pas, la réalité réapparaissait, triste et sans perspectives: la mal-voyance, toutes les autres séquelles des tortures endurées, l´éloignement du pays, la séparation d´avec sa famille, les souvenirs douloureux, les camarades morts.
Pour ajouter enccore à un état devenu dépressif, O.N. apprit une terrible nouvelle, l´arrestation de son frère cadet, dans son village natal, à la suite du meurtre d´un maure. Ce dernier avait été victime d´un peul du Sénégal, avant de mourir, il avait dénoncé son assassin au commandant de brigade du village. Cela n´empêcha pas l´arrestation du frère de O.N. et de trois autres Noirs du village, ni leur mise à la torture pour avouer un crime qu´ils n´avaient pas commis. Quant au commandant, on l´affecta à un autre poste, à mille kilométres de là: il avait rapporté la vérité au préfet du département, donc, contrarié le cours officiel de la justice..
“- J´avais toujours espéré revenir chez moi, je ne voulais pas me séparer de ma famille, de mes enfants, certains très jeunes.” O.N. ne savait que décider à présent, les nouvelles de Mauritanie n´étaient pas rassurantes, la répression anti-Noirs reprenait de plus belle dans la vallée. S´il repartait, que lui arriverait-il ?
Il risquait la prison à nouveau, peut-être même la mort. Sa longue hésitation lui provoqua une autre maladie, le diabéte, une hospitalisation urgente. Enfin, il y eut l´affaire du colonel Boïlil, tortionnaire et assassin de trois cents militaires Noirs, un des principaux responsables des évenements de fin 1990. Pour qu´il se fasse oublier, le gouvernement mauritanien l´avait fait admettre en stage à Paris, à l´école de guerre inter-armes. Les autorités françaises l´expulsérent, et le nom de O.N.figurait à Nouakchott sur la liste de ceux qui étaient soupconnés de l´avoir dénoncé.
– “Je n´étais même pas au courant de la présence du colonel en France”, dit O.N.
Quoiqu´il en soit, sa famille le prévint: ” Si tu rentres au pays, ils vont te prendre”.
Cette fois, la chose était claire, il ne pouvait plus repartir. Non sans une profonde amertume, O.N. demanda l´asile politique, qui lui fut aussitôt accordé, il entreprit les démarches nécessaires à la venue en France de sa femme et de ses enfants. Ce qui n´était pas simple: par exemple, lors de son arrestation, à T.les militaires avaient recherché dans ses affaires des papiers éventuellement compromettants, et ils en avaient profité pour brûler ses papiers personnels, dont les originaux des actes de naissance de ses enfants.
Remis de son diabéte, O.N., réagit portant, chercha du travail, et en trouva dans les cuisines d´un restaurant, pas pour longtemps, il n´y voyait pas assez clair: “- Je mélangeais les différentes sortes de fourchettes”, raconte-il-, mi-figue, mi-raisin.
Il dut abandonner, la mort dans l´âme, sans plus vouloir rechercher d´autres activités.
Aujourd´hui, il a terminé ses démarches administratives, son énergie est retombée, malgré les soins réguliers de son médecin. Il vit en province, chez son frère, au bord de la mer, il attend les siens en regardant longuement l´image trouble de ses enfants sur les photographies qui viennent du pays, où son frère cadet est toujours en prison, depuis 6 ans, sans jugement, accusé de meurtre sans preuve sinon “Noir”.
Il n´a rien d´autre à faire au long des jours qu´à ressasser son passé. La nuit,malgré les médicaments, les vieux cauchemars reviennent: il se trouve dans un cimétière, des gardes maures creusent sa tombe dans le sable, comme au champ de tir de R.ou dans la prison de T.il lui semble qu´il va mourir, au dernier moment, il s´éveille..
Son médecin écrit dans un rapport: ” Bien que particuliérement lourd, le cas de monsieur O.N. n´en est pas moins exemplaire des dégâts physiques et psychiques que peuvent engendrer la torture et la répression.”
Propos recueillis pour FLAMNET par Yvette Adam en 1994 pour le FLAMBEAU (journal des FLAM).
Analyses et comptes rendus : Frésia, Marion. — Les Mauritaniens réfugiés au Sénégal
En 1989, prenant prétexte d’un incident frontalier entre pasteurs et agriculteurs et des troubles que cela avaient engendré au Sénégal contre les ressortissants mauritaniens, le gouvernement mauritanien de Maouya Ould Taya expulse au Sénégal des dizaines de milliers de ses citoyens, principalement haalpulaaren («ceux qui parlent peul», installés au Fouta Toro, sur les rives du Fleuve Sénégal), tant fonctionnaires que paysans et éleveurs installés dans la vallée. Il élimine ainsi une opposition militante (les fonctionnaires), et libère des terres convoitées sur les bords du fleuve au profit des grandes familles beydanes (maures) et des Harâtîn (anciens captifs des Beydanes). Pendant plus de dix ans, le hcr va prendre en charge ces réfugiés, installés au Sénégal selon des modalités variées, dans les villes mais surtout le long du fleuve, dans les villages haalpulaar apparentés et dans des petits camps de réfugiés.
Vingt ans après ces événements, et alors que le gouvernement mauritanien actuel reconnaît pour la première fois que des citoyens mauritaniens ont été contraints à l’exil et semble ouvert à un possible retour, l’ouvrage de Marion Frésia apporte un éclairage précieux, tant sur les dynamiques sociales des réfugiés et leur trajectoire durant ces vingt années d’exil que sur les mécanismes de l’aide humanitaire et ses impacts. Bien que n’étant pas, loin de là, l’intervention la plus massive du hcr, le cas des réfugiés mauritaniens au Sénégal est particulièrement intéressant pour une anthropologie de l’humanitaire: les réfugiés se sont, pour la plupart, installés sur la rive gauche du fleuve, en pays haalpulaar, où beaucoup cultivaient des terres et avaient des parents; ils sont ainsi «réfugiés chez leurs parents» (p.31), ce qui pose de façon spécifique la question de l’exil et des identités (nationale, «ethnique», lignagère), et celle du devenir des réfugiés après le temps de l’humanitaire; loin d’être regroupés dans des énormes camps de réfugiés, ils sont dispersés le long de la vallée, sur 280 sites, les uns ayant choisi de s’installer dans des villages où ils ont des parents, les autres de constituer des petits camps, ce qui permet un comparatisme très riche entre ces configurations et les trajectoires qu’elles induisent. Ce cas permet de sortir du paradigme du camp de réfugiés, qui a induit des travaux très misérabilistes, insistant sur l’enfermement et la dépendance; l’intervention du hcr est terminée au moment des enquêtes, ce qui permet d’illustrer les dynamiques propres des réfugiés, loin des clichés sur la dépendance à l’humanitaire, et les jeux complexes entre intervention humanitaire et présence de l’État sénégalais dans la région.
En trois parties équilibrées, Marion Frésia analyse l’histoire des événements de 1989, les modes d’actions du hcr dans la vallée, entre représentations des réfugiés et contraintes politico-institutionnelles, et ses effets sur les dynamiques sociales et politiques locales («devenir réfugié chez ses parents»); la façon dont les réfugiés ont cherché à «reconstruire une vie» (partie 2) et à sécuriser leurs moyens d’existence, à travers accès à la terre, migrations temporaires et mobilisation de l’aide humanitaire; et enfin les représentations que les réfugiés et leurs enfants (bon nombre étaient très jeunes en 1989, ou sont nés au Sénégal) de l’exil et des événements qui l’ont provoqué et de leur avenir («donner un sens à l’exil»).
Deux éléments donnent une valeur particulière à l’ouvrage: d’une part une ethnographie «multi-sites», fondée sur de l’observation et de nombreux entretiens (valorisés avec bonheur), au Sénégal mais aussi en France et aux États-Unis, auprès des réfugiés dans leurs différents sites d’installation, mais aussi du personnel du hcr, des ong, de l’État sénégalais; et, d’autre part, un souci permanent de rendre compte de la diversité des trajectoires et des représentations, rompant ainsi avec les discours unilatéraux voyant dans les réfugiés soit le symbole de la totale dépendance à l’aide, soit des stratèges manipulant les acteurs externes. Elle donne à voir, de façon fine et nuancée, la diversité des trajectoires, mi-choisies mi-contraintes, et la façon dont l’histoire du peuplement, les statuts sociaux (fonctionnaires ou ruraux; agriculteurs/TorooBe ou éleveurs, hommes ou femmes, jeunes ou vieux) et les modalités de l’expulsion conditionnent fortement d’abord les choix d’installation et ensuite les possibilités de reconstruire sa vie.
Certains réfugiés ont été expulsés près du village d’origine de leur lignage et s’y sont installés, accueillis par les parents, et ont pu conserver leur accès aux terres de décrue qu’ils cultivaient auparavant; ils ont bénéficié de périmètres irrigués «mixtes» destinés à la fois aux réfugiés et aux villageois. Acceptant une dépendance politique et lignagère par rapport à leurs parents, ils se sont fondus dans la population, devenant «invisibles». D’autres, plus loin de leur parenté, et sous l’impulsion des réfugiés anciens fonctionnaires politisés, ont fondé des camps, sous le contrôle politique de ces derniers. Ayant rompu avec les liens lignagers, ils maintiennent leur identité de réfugiés et leur revendication d’un retour sous condition de retrouver leurs biens. D’autres enfin se mettent sous la dépendance d’un patron local, se sont installés dans des quartiers spécifiques à l’écart de villages existants.
Les liens historiques et familiaux avec la zone d’arrivée, les conflits politiques pour la chefferie, le degré de politisation, expliquent ces différentes stratégies d’installation, et la façon dont les réfugiés se construisent un accès, plus ou moins autonome, aux moyens d’existence, à travers la terre, les activités économiques, la mobilité (tant au Sénégal qu’en Mauritanie, avec de faux papiers ou des cartes de réfugiés, et à l’échelle internationale pour certains). La reconstruction d’une vie est cependant plus aisée pour les jeunes, pour qui la mobilité ou les activités illégales comme les razzias de bétail en Mauritanie sont d’accès plus facile, que pour les personnes âgées ayant perdu tout leur bétail. Les anciens fonctionnaires ont été le fer de lance de la mobilisation politique contre le régime mauritanien et pour la reconnaissance politique du statut des réfugiés. Ayant reçu des indemnités en échange de leur travail au sein des camps, beaucoup ont ensuite négocié des visas d’installation aux États-Unis et en Europe, suscitant, chez les réfugiés des camps restés sur place, le sentiment d’avoir été instrumentalisés.
L’impact de l’action du hcr a été ambigu. Sa politique globale (le rapatriement, et l’action humanitaire en attendant) est récente et résulte clairement d’un refus des pays occidentaux de la réinstallation dans des pays tiers. L’action du hcr en faveur des réfugiés mauritaniens a principalement résulté d’une série d’improvisations face aux événements et de difficiles négociations avec les États sénégalais et mauritanien. Loin d’être «dépolitisée», cette action est «surpolitisée» au sens où elle est de part en part conditionnée à ces confrontations de visions politiques (sur les réfugiés, les événements de 1989, l’équilibre entre réinstallation, insertion sur place et retour, etc.) et à ces négociations, entre siège et délégations, entre hcr et bailleurs de fonds, entre hcr et États mauritaniens et sénégalais. Le volet juridique de protection, initialement la vocation première du hcr, n’a été que faiblement rempli, même si de nombreux réfugiés ont obtenu par diverses voies des papiers d’identité, sénégalais ou mauritaniens. Du côté de l’assistance matérielle, le hcr a permis aux réfugiés l’accès à de l’aide humanitaire, au début, puis (dans la logique d’éviter la dépendance des réfugiés à l’aide) à des services (école, santé, etc.), à des opportunités économiques (les périmètres irrigués), selon des modalités autonomes par rapport aux services publics sénégalais. Cet apport n’a jamais été qu’une partie des ressources dont ont bénéficié les réfugiés, à côté de celles permises par leur insertion locale, et les réfugiés qui ont fait le choix de se fondre dans la population sont finalement les mieux lotis aujourd’hui (à l’exception des fonctionnaires installés aux États-Unis). Après la fin de l’intervention, l’État sénégalais a repris les infrastructures et les a intégrées à ses services publics. Dans les camps, le besoin d’intermédiaires a renforcé le rôle des fonctionnaires, leur permettant de prendre le contrôle des camps et d’en faire des bases de militantisme politique, fondant les bases d’une identité réfugiée réaffirmée, fondée sur une lecture politique et radicale du régime mauritanien, qualifié de raciste. La mémoire des événements et les représentations de soi des réfugiés «non invisibles» interroge, au moment où la question du retour est ouverte: c’est avec ces blessures et ces lectures qu’ils rentrent, au risque de poser les bases de conflits futurs si la question de la réparation n’est pas abordée.
Comme le souligne l’auteure dans son introduction, ce travail montre bien comment les espaces humanitaires ne peuvent être appréhendés comme des espaces déterritorialisés ni comme des espaces de confinement des populations «indésirables», de même que les réfugiés ne peuvent être réduits à leur simple statut ou condition de réfugiés. Il illustre remarquablement l’importance d’une approche empirique et contextualisée dans l’étude des interventions humanitaires qui tienne compte des processus d’enchâssements entre divers espaces (international/national et local), normes et institutions, etc.
Étant donné la diversité des problématiques articulées dans cet ouvrage, il est inévitable que certaines soient moins approfondies que d’autres: l’analyse des migrations aurait pu davantage s’appuyer sur les analyses des migrations haalpulaar, qui ont fait l’objet de nombreux travaux; le chapitre sur l’accès aux terres de décrue laisse une ambiguïté sur les modalités concrètes d’accès au droit de culture (entre maintien de droits existants ou négociation de nouveaux droits sur les parcelles contrôlées par les parents); on peut discuter la pertinence du recours à Kopytoff et à la problématique de la frontière pour un jeu qui se déroule au sein de l’espace politique haalpulaar et non pas aux marges des territoires politiques. Mais au final, l’ensemble articule avec bonheur de nombreuses problématiques. Il donne à voir une lecture convaincante, qui montre bien que l’aide humanitaire et le développement partagent un même paradigme interprétatif, et illustre avec brio une position empirique exigeante, évitant les postulats de principe, et le double écueil du misérabilisme et du populisme idéologiques, tout en questionnant la figure des camps comme archétype de l’intervention humanitaire.
Philippe Lavigne Delville – Cahiers d´Etudes Africaines
Référence(s) :
Frésia, Marion. — Les Mauritaniens réfugiés au Sénégal. Une anthropologie critique de l’asile et de l’aide humanitaire. Paris, L’Harmattan («Connaissance des hommes»), 2009, 379 p., bibl., gloss.
Référence électronique
Philippe Lavigne Delville, « Frésia, Marion. — Les Mauritaniens réfugiés au Sénégal », Cahiers d’études africaines [En ligne], 202-203 | 2011, mis en ligne le 10 octobre 2011, consulté le 10 octobre 2011. URL : http://etudesafricaines.revues.org/14289.
“Touche Pas à ma Nationalité” :porte-étendard d’une communauté meurtrie
Finalement, le mouvement “Touche Pas à ma Nationalité” (TPN) a battu le macadam, le samedi 8 octobre dernier, à Nouakchott, pour protester contre l’enrôlement discriminatoire à l’encontre de la communauté négro-mauritanienne. La mobilisation s’est, ainsi, accentuée, espérant fléchir la position du gouvernement, peu enclin à la prise en compte de la revendication des jeunes protestataires Les manifestants, fortement mobilisés, ont tenu à afficher leur détermination à poursuivre le mouvement de protestation, jusqu’à satisfaction complète de leurs doléances.
Tout au long de la procession, les manifestants ont exigé la mise sur pied d’une commission indépendante d’enquête pour faire la lumière sur la mort du jeune Lamine Mangane ; la mise en branle de poursuites judiciaires à l’encontre de l’ancien directeur régional de la sûreté du Gorgol, du commandant de brigade de gendarmerie de Maghma. Sur leurs banderoles et pancartes, on pouvait lire leurs appels à la “fin de cette opération” et à la “prise en compte de l’identité plurielle des communautés”, dénonçant “le racisme, la discrimination et l’exclusion” dont les Négros-mauritaniens sont victimes. “La composition des commission doit être revue, de façon à ce qu’elle prenne en compte la diversité de la population et mette en place les interlocuteurs qu’il faut”.
En clair, “le message adressé aux autorités”, renseigne Abdoul Birane Wane, coordinateur du mouvement, “est la suspension de l’enrôlement, en attendant la révision des procédures et de la composition des commissions chargées de cette opération”. Les manifestants ont scandé, du centre d’enrôlement de Tevragh Zeïna, jusqu’à l’Assemblée nationale: “Touche pas à ma nationalité”, “Aziz Louga” – “Aziz mécanicien” et brandi leurs slogans: “Aziz Zéro”, “libérez les prisonniers”, “recensement raciste” ; « zéro Boilil », « zéro Mrabih ».
Les protestataires ont, vigoureusement, fustigé l’attitude des autorités qui refusent de prendre en compte cette donne et ont entrepris la répression, violente, de ce mouvement pacifique, notamment à Kaédi et à Maghama, où, dans la journée du 27 septembre dernier, la gendarmerie a tiré, à balles réelles, sur des manifestants désarmés. TPN souligne: “Nous tenons pour responsable le régime d’Ould Abdel Aziz de la tournure, grave et violente, qu’ont prise les choses à Kaédi, à Maghama, à Nouakchott et ailleurs”. Les sympathisants ont remis une lettre de protestation aux députés Saleck Ould Sidi Mahmoud, de Tawassoul, Khadiata Malick Diallo, de l’UFP, et de Yacoub Ould Moïne, du RFD, venus les accueillir devant l’Assemblée nationale. Les jeunes protestataires ont lancé un appel, à l’endroit des parlementaires, afin “qu’ils fassent preuve d’une solidarité, sans faille, avec les revendications légitimes, exprimées par une importante frange de notre peuple, et exigent l’arrêt des opérations d’enrôlement en cours”.
Jeunesse désabusée face à un système exclusionniste
TPN, en pointe dans le combat contre la discrimination, se positionne, de plus en plus, comme le porte-étendard d’une communauté meurtrie, durant les années de plomb et évoluant à la périphérie d’un système exclusionniste. Face à l’échec, patent, des leaders politiques négromauritaniens, plus soucieux de leur politique alimentaire que du sort de leurs frères de couleur, TPN a réussi à reléguer dans l’ombre, voire aux oubliettes, ces politicards en mal de discernement ou de vision de rupture. Le collectif a mis à nu les carences d’une classe politique négro-mauritanienne plus prompte à s’aligner sur un système étatique exclusionniste que sur les revendications, légitimes, de leur communauté.
La recomposition politique en marche clouera, au pilori, la vieille garde corrompue, composant une classe politique sans âme, toujours avide d’une ascension, d’un strapontin, d’un dessous de table et, jamais, d’une attention active aux problèmes des gens. L’enrôlement discriminatoire a accentué le fossé. Pour la quête des plus élémentaires droits citoyens, c’est une jeunesse désabusée, meurtrie par l’absence de toutes perspectives d’avenir, qui a pris, à bras le corps, le problème d’une communauté qui exige une redistribution, équitable, des richesses et réaffirme son appartenance au pays. Ce n’est plus un secret de polichinelle, le malaise est profond.
Dans le Fouta, les horizons sont bouchés. Des milliers de jeunes “galèrent” et vivent dans de misérables conditions d’existence. Et cette jeunesse désabusée est prête à en découdre, avec des forces d’occupation, toujours promptes à tirer sur le nègre. Le dernier mouvement de fronde révèle un très profond malaise. Les différentes manifestations d’exclusion sont légion, au-delà du recensement, comme, par exemple, les derniers concours de l’ENAJM et de la SNIM. En brousse, des terres ancestrales du waalo sont expropriées et “cédées”, moyennent des sommes colossales, à des saoudiens et autres émirs richissimes. De quel droit? Au nom de quels principes? Les vieilles habitudes ont la peau dure.
Des touaregs ont envahi la Mauritanie, en 1992, à la faveur de la guerre civile au Nord du Mali, tandis que des sahraouis étaient, déjà, omniprésents, dans le pays. Personne n’a osé rien dire. Depuis quelques temps, on voit ressurgir, au grand jour, des décisions et des comportements qu’on pensait, à jamais, révolus, avec la chute du régime génocidaire et ségrégationniste d’Ould Taya. Cette résurgence nous ramène, malheureusement, à la pénible raison. Politique arbitraire d’exclusions, de vexations quotidiennes, de discriminations à l’embauche et de contrôle de faciès, à tous les check points…
La Mauritanie pouvait, pourtant, se passer de cette mauvaise publicité qui ne témoigne que de la dangereuse immaturité citoyenne de nos dirigeants, sinon de leur incapacité à contrôler le sectarisme de fonctionnaires, affectés, sans discernement, à des tâches éminemment sensibles. Mais voilà: les enfants impuissants de 89 ont grandi et TPN est devenu le symbole de la lutte pour la liberté et l’égalité de tous les Mauritaniens. C’est un vent puissant, qui vient de loin et qui voit loin.
THIAM Mamadou – LE CALAME