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Thomas Piketty : « La réalité est que les Etats-Unis sont en train de perdre le contrôle du monde »

Le président américain voudrait que la pax americana soit récompensée par un tribut versé par le reste du monde, de façon à financer éternellement ses déficits. Le problème est que la puissance états-unienne est déjà déclinante et qu’il faut imaginer le monde sans elle, explique l’économiste dans sa chronique.
Le Monde – Les Etats-Unis ne sont plus un pays fiable. Pour certains, le constat n’a rien de nouveau. La guerre d’Irak lancée en 2003 – avec plus de 100 000 morts, une déstabilisation régionale durable et le retour de l’influence russe – avait déjà montré au monde les méfaits de l’hubris militaire états-unien. Mais la crise actuelle est nouvelle, car elle met en cause le cœur même de la puissance économique, financière et politique du pays, qui apparaît comme déboussolé, gouverné par un chef instable et erratique, sans aucune force de rappel démocratique.
Pour penser la suite, il faut prendre la mesure du tournant en cours. Si les trumpistes mènent une politique aussi brutale et désespérée, c’est parce qu’ils ne savent pas comment réagir face à l’affaiblissement économique du pays. Exprimé en parité de pouvoir d’achat, c’est-à-dire en volume réel de biens, de services et d’équipements produits chaque année, le PIB de la Chine a dépassé celui des Etats-Unis en 2016. Il est actuellement plus de 30 % plus élevé et atteindra le double du PIB états-unien d’ici à 2035. La réalité est les Etats-Unis sont en train de perdre le contrôle du monde.
Plus grave : l’accumulation des déficits commerciaux a conduit la dette extérieure publique et privée du pays à une ampleur inédite (70 % du PIB en 2025). La remontée des taux d’intérêt pourrait conduire les Etats-Unis à devoir verser au reste du monde des flux d’intérêts considérables, ce à quoi ils avaient jusqu’ici échappé grâce à leur mainmise sur le système financier mondial. C’est ainsi qu’il faut lire la proposition détonante des économistes trumpistes, visant à taxer les intérêts versés aux détenteurs étrangers de titres états-uniens. Plus direct encore, Trump veut renflouer son pays en s’appropriant les minerais ukrainiens, en prime du Groenland et de Panama.
Trump, chef colonial empêché
D’un point de vue historique, il faut noter que l’énorme déficit commercial états-unien (environ 3 % à 4 % du PIB en moyenne chaque année, de 1995 à 2025) a un seul précédent pour une économie de cette taille : c’est approximativement le déficit commercial moyen des principales puissances coloniales européennes (Royaume-Uni, France, Allemagne, Pays-Bas), entre 1880 et 1914. La différence est que ces pays détenaient d’énormes actifs extérieurs, qui leur rapportaient tellement d’intérêts et de dividendes que cela suffisait amplement à financer leur déficit commercial, tout en continuant d’accumuler des créances dans le reste du monde.
Trump n’est au fond qu’un chef colonial empêché. Comme l’Europe du passé, il voudrait que la pax americana soit récompensée par des subsides versés par le reste du monde reconnaissant, de façon à financer éternellement ses déficits. Le problème est que la puissance états-unienne est déjà déclinante, et que l’époque ne se prête plus du tout à ce type de colonialisme brutal et sans retenue. Perdu dans ses références passéistes, Trump semble ignorer que les Etats-Unis se sont construits en 1945 sur la rupture avec l’ordre colonial européen et la mise en place d’un autre modèle de développement, fondé sur l’idéal démocratique et une avance éducative considérable sur le reste du monde. Ce faisant, il mine le prestige moral et politique sur lequel son pays a bâti son leadership.

Que faire face à cet effondrement ? D’abord s’adresser aux pays du Sud et leur proposer la mise en place d’un nouveau multilatéralisme social et écologique, en lieu et place du défunt multilatéralisme libéral. L’Europe doit enfin soutenir une réforme profonde de la gouvernance du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, de façon à sortir du système censitaire actuel et de donner toute leur place à des pays comme le Brésil, l’Inde ou l’Afrique du Sud. Si elle continue de s’allier aux Etats-Unis pour bloquer ce processus irrémédiable, alors les BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud] bâtiront inévitablement une architecture internationale parallèle, sous la houlette de la Chine et de la Russie.
La responsabilité de l’Europe
Si l’Afrique subsaharienne avait bénéficié de meilleurs termes des échanges au cours des dernières décennies, elle aurait pu investir dans ses infrastructures, son éducation et sa santé. Au lieu de cela, ses gouvernements doivent se débattre dans des conditions héroïques avec des moyens affligeants : à peine 200 euros par enfant et par an, en parité de pouvoir d’achat, pour l’éducation d’un élève en primaire et secondaire (60 euros aux taux de change courants), là où chaque enfant du Nord a droit à 40 ou 50 fois plus (8 000 euros en Europe, 10 000 euros aux Etats-Unis).
De même, l’Europe a commis une grave erreur en 2024 en s’opposant à la proposition de justice fiscale promue au G20 par le Brésil, et en votant contre la mise en place à l’ONU d’une convention-cadre sur la fiscalité équitable, là encore avec les Etats-Unis, tout cela pour préserver le monopole de l’OCDE et du club des pays riches sur ces questions jugées trop importantes pour être laissées aux plus pauvres.
L’Europe doit enfin reconnaître son rôle dans les déséquilibres commerciaux mondiaux. Il est aisé de stigmatiser les excédents objectivement excessifs de la Chine qui, comme les Occidentaux avant elle, abuse de son pouvoir pour sous-payer les matières premières et inonder le monde de biens manufacturiers. Ce qui en outre ne bénéficie guère à sa population, qui aurait bien besoin de salaires plus élevés et d’une sécurité sociale digne de ce nom.
Mais le fait est que l’Europe a également tendance à sous-consommer et sous-investir sur son territoire. Entre 2014 et 2024, la balance commerciale (biens et services) des Etats-Unis accuse un déficit annuel moyen d’environ 800 milliards de dollars [705 milliards d’euros]. Pendant ce temps, l’Europe réalise un excédent moyen de 350 milliards de dollars, presque autant que la Chine, le Japon, la Corée et Taïwan réunis (450 milliards). Il faudra bien plus que la relance militaro-budgétaire allemande ou la mini-taxe carbone aux frontières envisagées actuellement pour que l’Europe contribue enfin à promouvoir un autre modèle de développement, social, écologique et équitable.
Thomas Piketty
est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris.
Les ombres et lumières de la Gouvernance : un voyage entre Aziz et Ghazouani

Les ombres et lumières de la Gouvernance : un voyage entre Aziz et Ghazouani
La Mauritanie, terre de contrastes et d’horizons, a vu fleurir des métamorphoses notables dans son jardin gouvernant depuis l’accession au pouvoir de Mohamed Ould Abdel Aziz en l’an 2009, suivi par l’ombre portée de son successeur, Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani, en 2019. Il m’incombe, tel un chroniqueur des temps modernes, d’analyser ces deux mandats en éclairant tant les continuités que les ruptures au sein des politiques publiques, de la gestion des ressources et des relations avec le tissu vivant de la société civile.
Gouvernance sous Mohamed Ould Abdel Aziz : entre promesses et déceptions
Le règne de Mohamed Ould Abdel Aziz a été un tableau peint de couleurs vives, où la volonté de moderniser le pays et de ferrailler l’économie s’est manifestée avec éclat. Sous son ciel, la Mauritanie a vu son économie croître comme une plante assoiffée de lumière, grâce à l’exploitation de ses trésors naturels : minerai de fer et pétrole. Mais dans l’éclat de cette croissance, l’ombre des accusations de corruption s’est insinuée, ternissant le tableau. Ce chef d’orchestre, souvent critiqué pour sa concentration des pouvoirs, a fait vibrer les cordes d’un exécutif au mépris des institutions démocratiques.
Sur la toile sociale, Ould Abdel Aziz a tenté de dessiner des infrastructures et des projets de développement, mais ces initiatives, telles des coups de pinceau inégaux, ont souvent favorisé certaines régions au détriment d’autres. La répression des dissentiments a, quant à elle, assombri la scène, soulevant de lourdes questions sur le respect des droits et des libertés, tel un nuage menaçant sur un ciel autrement radieux.
Transition vers Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani : une promesse de renouveau ?
L’élection de Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani a été accueillie comme une brise fraîche, un espoir de changement. Ancien chef d’état-major, il a promis de poursuivre les réformes tout en injectant une nouvelle essence dans l’art gouvernant. Son mandat, débutant sous la bannière de la continuité, s’est engagé dans la lutte contre la corruption et la quête d’une gouvernance vertueuse. Il a, de surcroît, mis en avant le dialogue avec la société civile, rappelant que le tissu national se tisse aussi d’écoute et de collaboration.
Cependant, les défis persistent tels des échos lointains. Malgré des efforts notables pour diversifier l’économie et réduire la dépendance aux ressources naturelles, le concret se fait encore désirer. Les promesses de transparence et d’inclusivité semblent flotter dans les airs, sans avoir encore touché le sol fertile du peuple, tandis que les tensions sociales, comme des vagues sur un rivage, demeurent, exacerbées par des inégalités régionales et les droits des minorités.
Comparaison et perspectives : Un chemin partagé vers l’avenir
En scrutant les présidences de ces deux hommes, il apparaît que comme un miroir déformant, malgré des efforts pour améliorer la gouvernance sous Ould Cheikh El Ghazouani, les défis structurels hérités de l’ère Ould Abdel Aziz continuent de projeter leur ombre. La lutte contre la corruption et l’appel à la transparence se dessinent comme des enjeux centraux pour regagner la confiance d’un peuple avide de promesses tenues.
La gestion des ressources naturelles et la quête d’un développement inclusif se dressent en véritables défis à relever. La capacité du nouveau président à naviguer ces eaux tumultueuses, tout en respectant les droits humains et en stimulant un dialogue constructif avec la société, sera la clef d’un avenir politique et économique prometteur pour la Mauritanie.
Ainsi, la gouvernance de Mohamed Ould Abdel Aziz et celle de Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani se révèlent comme un jeu de miroirs, où se mêlent continuités et ruptures. Alors que le pays rêve d’un lendemain empreint de démocratie et d’inclusivité, il est impératif que les dirigeants, d’hier et de demain, tirent les leçons du passé pour forger une Mauritanie plus juste et prospère.
Ahmed Ould Bettar
Appel à la Cohésion et au Dialogue National

Appel à la Cohésion et au Dialogue National
J’ai écouté hier l’adresse à la nation sénégalaise du Président Diomaye Faye. J’ai entendu un souci exprimé qui se déclina en : « vivre ensemble, cohésion nationale, dialogue, composantes nationales, justice , solidarité, progrès, transparence, rigueur dans la gestion, baisse continue des denrées de première nécessité, journees nationales de concertation, secteur par secteur’’ , enfin ! j’aurais tant aimé entendre ces soucis évoqués pour notre pays …mais hélas ! une certaine mentalité, le chauvinisme ambiant, le sens de l’Etat inexistant empêchant l’expression de ces idées nobles et salvatrices !
Samba Thiam Président des FPC
Conflit et démocratie : le dilemme africain

Analyse · Les Africains sont-ils fondamentalement opposés à la démocratie ? Ou plutôt, sont-ils poussés, dans un réflexe de survie, à recourir à des moyens non démocratiques pour se protéger et exister ? Apparemment naïve, cette question est fondamentale pour les chercheurs qui travaillent sur la démocratie et les conflits sur le continent.
Analyse · Les Africains sont-ils fondamentalement opposés à la démocratie ? Ou plutôt, sont-ils poussés, dans un réflexe de survie, à recourir à des moyens non démocratiques pour se protéger et exister ? Apparemment naïve, cette question est fondamentale pour les chercheurs qui travaillent sur la démocratie et les conflits sur le continent.
De nombreux Africains interrogés sur le sujet adoptent une approche binaire : démocratie ou dictature. Cela conduit à qualifier de démocratie une autocratie électorale, simplement parce que des élections y sont organisées. Or, même si les élections constituent la forme d’expression la plus visible et l’une des plus importantes de la démocratie, elles ne suffisent pas : la démocratie exige bien plus. La classification des régimes du monde proposée par Anna Lührmann, Marcus Tannenberg et Staffan Lindberg est organisée en quatre groupes2, bien que certaines typologies en proposent davantage : les autocraties fermées, les autocraties électorales, les démocraties électorales et les démocraties libérales. Dans de nombreux pays africains, nous observons principalement des autocraties électorales, où, derrière une façade démocratique assurée par l’organisation d’élections, les régimes en place restent, en réalité, des autocraties.
En 2023, les variations des niveaux de démocratie entre différents pays sont saisissantes. Par exemple, la Norvège affichait un score de 0,84, la France de 0,80 et les États-Unis de 0,75, selon l’indice V-Dem3. Cela signifie que la Norvège et la France étaient perçues comme plus démocratiques que les États-Unis.
Penser au-delà des élections
L’indice V-Dem classe les pays en fonction de leur niveau de démocratie. Le chiffre 0 y représente une autocratie totale, c’est-à-dire un régime fermé et répressif, tandis que 1 correspond à une démocratie libérale idéale, où les libertés et les droits sont pleinement respectés. Pour faciliter l’interprétation des scores, ces indices sont souvent convertis en pourcentages. Ainsi, la Norvège se situe à 84 %, la France à 80 % et les États-Unis à 75 %. De la même façon, l’Afrique du Sud, avec un score de 0,75, et le Ghana, à 0,57, sont considérés comme des démocraties. En revanche, le Burkina Faso, avec un score de 0,13, et la Côte d’Ivoire, à 0,25, sont classés parmi les autocraties. Le Burkina Faso est une autocratie fermée, car son score est inférieur à 0,20, tandis que la Côte d’Ivoire, avec un score supérieur à 0,20, est qualifiée d’autocratie électorale, où les élections ne garantissent pas pleinement les principes démocratiques.
Il est donc essentiel de concevoir la démocratie au-delà des seules élections et d’intégrer d’autres dimensions fondamentales, telles que la liberté d’expression et de la presse, la liberté d’association et d’organisation en société civile, ainsi que le pluralisme démocratique, notamment4.
Un autre élément important ressortant des enquêtes d’Afrobarometer est la forte proportion des Africains qui estiment qu’en période de crise un régime militaire devrait prendre le pouvoir (environ 81,1 %). Ce groupe se répartit en trois sous-groupes : 16,5 % souhaitent qu’un tel régime se maintienne tant que cela est dans l’intérêt du pays ; 27,7 % pensent qu’il faut progressivement aller vers une transition civile ; et 36,9 % estiment qu’il faut restaurer un pouvoir civil le plus tôt possible.
Les effets politiques du stress
Les études empiriques et théoriques montrent qu’en période de crise ou de traumatisme les populations réagissent soit par le stress (la « stress response »), soit par la résilience (« growth response »). Cette dynamique est au cœur de la théorie de la réponse politique post-traumatique développée par Wayde Z. C. Marsh, dans « Trauma and Turnout : The Political Consequences of Traumatic Events » (American Political Science Review, 2023).
La première réaction face à un conflit est souvent la peur et l’anxiété. Dans ce contexte, l’individu dont la vie est menacée cherche une solution rapide contre cette situation intolérable. Des études en psychologie et en analyse comportementale montrent qu’en période de crise ceux qui éprouvent de la peur ou de l’anxiété sont souvent plus réceptifs aux discours populistes et aux narratifs proposant des solutions radicales et agressives, comme l’ont souligné Vázquez, Pérez-Sales et Matt5 ainsi que Vasilopoulos, Marcus, et Foucault6. Ces auteurs montrent que, dans des moments de vulnérabilité, les gens se rallient souvent à des « hommes forts » pour les tirer d’affaire. Les militaires et autres partisans des régimes non démocratiques profitent de ces opportunités pour proposer des solutions radicales et identifier des boucs émissaires, transformant la peur en colère contre une communauté « ennemie ». Ce narratif explique pourquoi, en période de crise, les « hommes forts » sont bien placés pour prendre le pouvoir.
Cette situation n’est pas nouvelle. Bainville et Dickès7 analysent les formes de dictature et établissent les profils des dictateurs dans l’Europe antique. Ils montrent qu’il existait, dans l’Antiquité romaine, un dictateur bienveillant choisi pour une période de six mois afin de rétablir l’ordre constitutionnel en période de guerre. Mais cette situation a souvent conduit à des dérives, les dictateurs bienveillants ayant accaparé le pouvoir et ainsi provoqué chaos et instabilité. La même dynamique permet de comprendre l’émergence des régimes autoritaires et des dictateurs en Afrique.
Le temps des « hommes forts »
En 2021, trente conflits interétatiques ont fait 19 325 morts, dont 8 917 en Éthiopie, selon Palik, Obermeier, et Rustad8. Les conflits non étatiques ont causé 3 498 décès, tandis que la violence unilatérale – c’est-à-dire les attaques ciblant des civils ou des groupes non armés et perpétrées par des acteurs étatiques ou non – a fait 4 170 victimes, dont la majorité attribuée aux forces gouvernementales.

Pour en sortir, les populations, selon la théorie de la réponse politique post-traumatique, se tournent vers tout leader qui leur semble solide et capable de répondre à la crise par la force. Cela donne lieu au règne des militaires et des régimes dictatoriaux.
Cependant, cette situation n’est pas désespérée pour les défenseurs de la liberté, des droits humains et des principes démocratiques. Car la deuxième réponse face à la guerre et à la violence est la résilience. Cette approche théorique de Marsh (2023) suggère qu’en cas de conflits chroniques les populations développent des formes de résilience orientées sur les réseaux familiaux, une réorganisation des institutions et des structures politico-économiques. Dans cette situation, l’individu distingue peu de perspectives de sortie de crise à court terme, et devient de moins en moins réceptif aux discours populistes et autoritaires car il a eu le temps d’observer les échecs des solutions violentes et non démocratiques.
Dans un régime militaire, l’audience est la junte
Quand la sécurité tarde à venir, les populations réclament à nouveau leur liberté, et entrent alors en conflit avec un régime non démocratique qui se maintient par la répression. Dans cette situation, le régime est susceptible de devenir de plus en plus violent et paniqué.
En utilisant la théorie du « coût de l’audience », Weeks9 montre que, dans une démocratie, le gouvernement en place doit tenir compte de l’opinion publique car celle-ci peut entraîner un changement de régime. Mais dans le cas de régimes militaires, l’audience est la junte. Le peuple peut se révolter, mais il est difficile, voire impossible, de changer la situation politique en place. Lorsque les mouvements populaires se multiplient et que la répression s’intensifie, une junte peut organiser un coup d’État pour remplacer un leadership impopulaire par un autre, prétendant représenter le peuple et lutter contre l’oppression. Et ainsi, le cycle recommence.
L’espace politique et l’éducation politique sont des armes fondamentales contre les régimes autoritaires. Lorsque les populations réagissent avec résilience et refusent de sacrifier leur liberté en échange d’une sécurité incertaine, il est crucial que l’espace politique soit occupé par des discours radicaux en faveur de la démocratie, plutôt que par des « hommes forts » issus des forces armées. Le conditionnement de l’opinion en période de crise est très important. Changer le narratif est essentiel si l’on veut modifier le rapport entre le peuple et les régimes autoritaires en période de guerre.
La guerre, fabrique de l’État profond
Chong et Druckman10 montrent que la manière dont l’information est présentée au public influence la façon dont elle est perçue et interprétée. C’est la théorie du cadrage. De même, la manière dont les conflits armés et le terrorisme sont présentés aux populations affecte leur perception du risque et de leurs besoins urgents. Lorsque les informations sur les conflits sont présentées en termes de menaces pour la vie et pour la sécurité personnelle, le public a tendance à y répondre en renonçant à sa liberté au profit d’une sécurité accrue et en recherchant un « homme fort ». En revanche, lorsque l’information est présentée en termes de menace pour la liberté individuelle et comme un instrument de domination et d’aliénation des droits, les populations adoptent une posture prodémocratique et refusent de renoncer à leur liberté. C’est pour cela que le contrôle de l’information en période de guerre se transforme en une course effrénée et mortelle pour les entrepreneurs de la guerre.
Un autre point essentiel est que les régimes militaires et autoritaires dans les pays en développement ne peuvent pas être véritablement révolutionnaires. L’économie politique de la guerre montre que celle-ci est contrôlée par des acteurs qui détiennent d’importantes parts de l’économie et se disputent des intérêts. Un État pauvre engagé dans la guerre sera, tôt ou tard, contraint de devenir un « État profond », en traitant avec des acteurs criminels pour financer et mener la guerre. Défini par Michaels11, l’« État profond » désigne un réseau parallèle de pouvoir officieux, caché et non responsable, opérant en dehors des structures démocratiques et transparentes de l’État. Plus la guerre dure, plus les leaders, même de bonne foi, se retrouvent impliqués dans des réseaux souterrains, tandis que leurs collaborateurs deviennent des « entrepreneurs de guerre » au détriment du peuple.
Finalement, la démocratie se voit contestée en Afrique non pas parce que les Africains rejettent ses principes, mais parce que, face à la crise et aux conflits, le besoin de sécurité prime souvent sur celui de liberté.
Une démocratie à l’africaine
Renforcer la résilience des populations, surtout en proie aux crises, est essentiel pour protéger la démocratie car la résilience est l’une des réactions possibles identifiées par la théorie de la réponse post-traumatique. De plus, la théorie du cadrage suggère qu’en présentant la démocratie comme le meilleur moyen de lutter contre le terrorisme, surtout en période de conflits, on peut accroître le soutien populaire. Les travaux de Yameogo, Neundorf, et Aykut12 et Windsor13 confirment cette dynamique.
La démocratie – ou, du moins, les aspirations qui la composent, telles que le besoin de liberté, de s’exprimer et de pouvoir critiquer la gestion de la cité – n’est pas étrangère à l’Afrique, selon les travaux de Cheikh Anta Diop14. S’il est vrai que ces éléments ont été conceptualisés et vulgarisés par les Occidentaux, d’autres peuples auraient pu revendiquer ce concept sous une autre forme, tout en conservant ses composantes essentielles en matière de liberté et de droit à la vie. Certains proposent même aujourd’hui de penser la démocratie à l’africaine. Ce qu’ils expriment, c’est simplement la volonté de s’identifier aux principes et aux valeurs démocratiques à travers une approche endogène qui reflète leur réalité. Cela permettrait de définir, pour chacun, les limites objectives de son besoin de liberté et la manière dont les écarts peuvent être sanctionnés.
Une chose est certaine : un tel processus favorisera le désir de vivre, de s’exprimer, de critiquer la gestion des dirigeants choisis pour gouverner la cité, ainsi que le droit de protester en cas de désaccord. La démocratie possède une dimension universelle qui touche à l’essence même de l’être humain, même si les communautés ont le droit d’en proposer un contenu local.
La dynamique de souveraineté au Sahel face au péril démocratique

Le Rénovateur Quotidien – Dans un contexte où les États africains cherchent à se libérer du poids des anciennes puissances coloniales, une dynamique de souveraineté se dessine en Afrique, particulièrement dans la région du Sahel.
Les récents développements, notamment l’opération conjointe des armées de la Confédération des États du Sahel (AES), mettent en lumière une volonté forte de renforcer les capacités régionales, notamment face aux menaces terroristes et aux ingérences extérieures. L’Afrique, et spécifiquement le Sahel, a longtemps été perçue comme une zone où la présence française jouait un rôle central dans la lutte contre les groupes armés terroristes.
Cependant, après des années de coopération marquée par des ambivalences, de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer une indépendance stratégique, une autonomie militaire et une redéfinition des relations avec les puissances extérieures, y compris la France.
Aujourd’hui, l’initiative de la Confédération des États du Sahel (AES) offre une alternative à ce modèle. La coopération entre les pays du Sahel — le Mali, le Niger, et le Burkina Faso — a permis une approche commune pour renforcer la sécurité dans cette région cruciale, où la menace terroriste est omniprésente. Ces pays se sont unis, mettant en place des stratégies militaires coordonnées et des échanges de renseignements renforcés, tout en évitant les failles qui ont souvent permis aux groupes terroristes de se déplacer sans entrave.
Le 28 mars 2025, une opération militaire symbolique a marqué un tournant, lorsqu’un convoi de terroristes a été intercepté grâce à une collaboration sans précédent entre les forces sahéliennes. L’opération, rendue possible par des renseignements précis et des moyens technologiques avancés, a montré que la guerre moderne ne se gagne pas uniquement par des frappes militaires, mais aussi par le contrôle des informations, des flux logistiques et des territoires.
Wagner : une solution éphémère aux défis du Sahel
Le retrait progressif des forces françaises, longtemps un pilier de la stratégie antiterroriste en Afrique, a été accompagné de l’arrivée du groupe paramilitaire Wagner, qui s’est installé pour combler le vide. Cependant, cette nouvelle alliance n’est pas sans conséquence pour les populations locales. Loin de garantir une victoire rapide contre le terrorisme, la présence de Wagner dans la région semble avoir exacerbé les souffrances des civils. Les attaques menées par des groupes armés se sont intensifiées, et les communautés sans défense sont devenues des cibles faciles.
Dans ce contexte, la guerre menée contre le terrorisme dans le Sahel ne se résume pas à une simple question de domination militaire. Au contraire, elle met en lumière les défis colossaux auxquels les États du Sahel doivent faire face : maintenir l’unité interne tout en résistant à l’ingérence étrangère, assurer la sécurité de leurs citoyens tout en évitant les abus de pouvoir et la répression aveugle.
Le défi d’une souveraineté affranchie du joug colonial
La sortie de la France du Sahel et la montée en puissance de l’AES offrent un espoir de souveraineté retrouvée, mais les défis restent immenses. Le Sahel doit apprendre à naviguer entre ses propres ressources et l’influence de puissances étrangères. Le vrai test pour ces États sera de parvenir à garantir une sécurité durable tout en préservant les droits des populations locales. L’attaque des racines logistiques des groupes terroristes, menée par l’AES, est un premier pas dans cette direction. Mais il faut également s’attaquer à la racine du problème : les fractures sociales, l’exclusion, et la gouvernance fragile.
Loin d’être une simple victoire militaire, cette dynamique de souveraineté soulève des questions cruciales sur la manière dont les États africains, aujourd’hui plus que jamais, devront s’affirmer sur la scène internationale. Et si l’avenir semble prometteur, le chemin reste semé d’embûches, car la véritable bataille reste celle de l’harmonie sociale et de la stabilité interne face à un contexte mondial de plus en plus complexe.
Ainsi, l’Afrique, et en particulier le Sahel, se trouve à un carrefour historique. Le processus de décolonisation n’est pas uniquement politique, il est aussi militaire et stratégique. Cependant, la victoire contre le terrorisme et les ingérences extérieures ne pourra être célébrée tant que les populations continuent à souffrir des violences quotidiennes. C’est là que réside le défi : une souveraineté qui doit d’abord protéger les vies humaines avant tout.
L’ombre d’un autoritarisme grandissant
Cette dynamique de souveraineté, pourtant porteuse d’espoir, a toutefois du mal à occulter une réalité inquiétante : la volonté de certains régimes au Sahel de confisquer les libertés et de conserver le pouvoir à tout prix. En effet, si la région aspire à une véritable autonomie, à l’indépendance face aux anciennes puissances coloniales, elle se heurte également à un défi interne majeur : la consolidation des régimes autoritaires, qui freinent les aspirations démocratiques des populations.
Dans certains cas, les gouvernements au pouvoir préfèrent recourir à des méthodes répressives pour maintenir leur emprise sur le pouvoir plutôt que de favoriser des transitions démocratiques réelles. La volonté de rétablir la souveraineté nationale semble parfois se traduire par des manœuvres politiques visant à limiter la participation civile et à empêcher le retour au pouvoir par les urnes. Ces régimes, parfois soutenus par des acteurs extérieurs, prennent prétexte des menaces sécuritaires pour justifier leur refus d’instaurer des processus démocratiques ouverts et inclusifs.
Cette réalité complexe souligne un paradoxe majeur : alors que la souveraineté nationale est revendiquée, l’espace politique interne se rétrécit. Le défi pour les pays du Sahel sera donc de parvenir à concilier souveraineté et démocratie, en préservant les acquis de la lutte contre le terrorisme sans sacrifier les libertés fondamentales des citoyens.
Amadou Diaara/
LE RENOVATEUR-Mauritanie