René Dumont avait trouvé en 1962 un vocabulaire assez policé, pour titrer son retentissant ouvrage « L’Afrique noire est mal partie« . Pour être franc, on doit reconnaître que certains pays du continent, dont le mien, n’étaient pas du tout partis. Il faut être parmi les partants pour que son départ puisse être catégorisé en bien ou en mal.
Pour ma Mauritanie nationale, toutes versions confondues ( ancienne, nouvelle, profonde, PPTE(1), etc..), il n’est pas aisé de démarquer la ligne de départ (s’il a eu lieu), pour se situer par rapport à celle d’arrivée (où et quand ?).
En effet, la sémantique officielle, avec la complicité passive de nos »histo-riens », scinde notre histoire politique »moderne » en deux ères : « les anciennes périodes » et « ces dernières années« .
Les « anciennes périodes » sont équitablement partagées entre le néant et le non-être. Le pays était ravagé par les dinosaures politiques, les cadres budgétivores, les Gargantuas carnivores, et toutes sortes de prédateurs imaginables ou laudateurs imaginaires. C’était l’ère qui a généré les tristement célèbres et particulièrement exécrables Moufsidines (2). Ces incontournables indésirables dont les résidus et vestiges, habiles manœuvriers qu’ils sont, se trouvent de nos jours largement répartis entre les différentes versions d’opposants et d’opposés, mais aussi bien incrustés dans les rouages et sillages du système qui tient les rennes du pays.
La seconde ère est celle de « ces dernières années« . J’espère vivement qu’elles ne le seront pas, au sens propre au moins, pour nous et notre chère Mauritanie. Il est peu plausible qu’elles le soient pour le pays, car celui-ci se renouvelle perpétuellement, à chaque mouvement de redressement, de salut, ou de rectification. Le renouvellement dont je parle n’a pas le sens de renouveau ou de renaissance. Pas du tout. Ici, on est plutôt adepte de l’idiomatique. Le sens et la signification sont le plus souvent différents, voire opposés. A la survenance de chacun de ses événements, nous sommes systématiquement frappés d’amnésie. Nous devons oublier que nous existions avant le mouvement du moment. Ce n’est qu’à partir de celui-ci et grâce à lui, que notre pays vient de naître. C’est à partir de cet instant que les jalons du progrès se mettent en place, à une vertigineuse vitesse. Désormais, les portes du paradis sont ouvertes et d’accès facile. Dorénavant, l’oxygène est abondant, et bon à inhaler à pleins poumons. Le dioxyde de carbone a disparu de notre atmosphère avec le (s) système (s) déchu (s) des « anciennes périodes« .
Nos champs agricoles verdoient, se transforment en fast-food. Ils produisent du prêt à consommer. Nos rizières nous fournissent directement du »Thieibou Yapp » (3) et »Thiebou Djene »(4).
Nos cultures de blé vont bientôt mettre en difficulté les producteurs américains. Avec notre »Eden » de Kankossa, nous allons ruiner les piètres agriculteurs Hollandais qui ne font guère plus de 70 tonnes à l’hectare d’oignons et de pomme de terre. Nos élevages de ruminants ont des productions qui feraient pâlir un conclave de fermiers allemands, néerlandais et américains réunis autour d’un quintal de Camembert. Avec notre insémination à la Rotschild, nous sommes imbattables, incomparables et irrattrapables. Nous sommes , en tout cas, meilleurs que les pays voisins. C’est à eux que nous nous comparons toujours, au lieu de prendre comme élément de comparaison ce que nous devrions être.
Nos poules dans les Adouabas (5) ne pondent que des œufs d’or. Elles le font jour et nuit, 7 jours sur 7, durant les 365 jours et quart de l’année.
L’eau coule à flot dans l’Aftout Echergui, Essahli, et tous les Aftouts des quatre points cardinaux. Les bidons jaunes et vides que vous voyez pendant les visites présidentielles ne sont que le fruit de vos regrettables et partisanes hallucinations.
Malgré nos délestages et coupures intempestives, nous exportons l’énergie excédentaire produites à partir de sources renouvelables aux pays voisins. Cela nous permet de demeurer « meilleurs qu’eux« .
Pour les besoins de notre développement durable, notre environnement bénéficie d’une attention très particulière. Ainsi, pour mieux les protéger, nous avons transformé nos quelques arbres et arbustes en charbon de bois, que nous transportons débordant les carrosseries des camions remorques, passant sous le nez d’une quarantaine de postes d’arnaque-contrôle à destination de Nouakchott pour faire du bon Méchoui.
Les prix sont abordables partout, comme ils disent. Mais je ne sais par qui, et comment. En tous cas ils avancent, mieux d’ailleurs que le rythme qu’on attribue, officiellement, au pays. Même les prix du carburant, dont les cours mondiaux ont dégringolé, se maintiennent à leur niveau. Il parait qu’il faut que les citoyens remboursent les facilités d’antan. Plus de place à la Gabegie, avec la fiscalité rétroactive.
A force d’entendre les médias officiels, dits de service public, égrener, de nuit comme de jour, les mutations profondes qui seraient en train de faire de mon pays le Brunei de la côte Ouest africaine, je me suis senti enivré par des sentiments de grande fierté.
Ainsi, ma curiosité positive m’a poussé à aller voir de plus près, la métamorphose qu’aurait connu une zone particulièrement emblématique de la concentration de l’action gouvernementale au cours de « ces dernières années« . C’est dans cette zone que se concentraient la misère, le dénuement et le désespoir. Un triste triplet qui formait les sommets d’un triangle qui a été rebaptisé du « Triangle de la pauvreté » en celui de »l’Espoir » grâce, justement, à « ces dernières années« .
J’ai d’abord emprunté la route dite de l’espoir. Il est difficile, vu son état, de ne pas en perdre toute lueur. La pénibilité du voyage, l’angoisse de l’accident, la désolation qui se dégage des paysages, la médiocrité du vocabulaire urbanistique et architectural qu’expriment les bourgs et hameaux traversés, les ordures qui jonchent la route vous laissent pantois. Je n’ai pas vu de ville, au sens vrai du terme, sur les presque 450 kilomètres que j’ai parcourus sur la trans-mauritanienne. Sur cette partie du pays, je n’ai pas constaté les profondes mutations qu’on m’avaient décrites, et tant vantées, à part la Prison d’Aleg, notre Alcatraz national, qu’on ne peut s’empêcher de se demander qu’est ce qu’elle fait là dans cet environnement habituel de paisibles agro-pasteurs. On se croirait sur une autre planète. Surtout pas celle paradisiaque décrite par la télévision et la radio nationales.
A en croire que tous les efforts « grandioses » de « ces dernières années » n’ont pas su venir à bout des retards considérables occasionnés par les pratiques, tant décriées, des « anciennes périodes« .
Me voici à destination de Barkéol. Les 85 Km de route fraîchement bitumée sont en finition. Ils font renaître en moi un léger espoir. Je vais rapidement me rendre compte que j’allais nulle part. On me parlait de Barkéol, du département, de la ville. Je me pose la question : était-il vraiment nécessaire de dépenser autant de millions pour relier le néant au non-être ? Je crois qu’ils s’en sont rendu compte après coup. C’est pourquoi ils sont en train « d’ensevelir » ce qui est supposé être une capitale départementale, sous les énormes remblais de leurs voiries calées si haut que l’Akreraye, notre Everest local.
Je ne m’attarde pas à Barkéol. Ce n’est pour moi qu’une zone de transit. Surtout qu’il n y a rien d’attirant, ou d’attrayant. Même pas de bouteille d’eau fraîche dans les petits commerces. Il n y a pas, non plus, de station-service. Le carburant ? Des rabatteurs m’orientent vers le marché qu’ils qualifient de noir. Je n’ai rien contre le noir, pourvu qu’il ne soit pas marché. Surtout dans une zone où les séquelles de l’esclavage sont réalité frappante, débordante.
Cap sur M’bout, Ould Yengé, puis Kankossa. Les arêtes du triangle de l’espoir (ex-pauvreté) sont désormais cernées. Les noms diffèrent, mais les conditions demeurent identiques. Les difficultés se ressemblent à s’y méprendre. Si le nom d’espoir a été adopté pour supplanter celui de pauvreté, les stigmates et symptômes de celle-ci sautent aux yeux. Le nom a peut-être changé, mais pas du tout ce qu’il désignait : la pauvreté, le dénuement, la précarité, la frustration.
On est tristement frappé par le paysage qui affiche une stressante hostilité. C’est, semble-t-il l’effet du déficit pluviométrique enregistré durant la saison hivernale 2014-2015. J’ai évité de parler de sécheresse. La sémantique officielle n’apprécie pas ce terme. Sécheresse, c’est « les anciennes périodes« , et « déficit pluviométrique« , c’est la terminologie de la rectification, de « ces dernières années« .
Peu de bétail. Il serait en transhumance « ailleurs ». En réalité, il n y en aurait pas beaucoup. Le peu qu’il y en a ici agonise. Il n y a pas de pâturages, et les bêtes (au propre et au figuré) refusent de consommer l’aliment malodorant « mis à leur disposition par les pouvoirs publiques à des prix convenables« . L’hydraulique pastorale ? Personne n’en a entendu parler. Les éleveurs creusent des puisards pour abreuver leur cheptel, au moment où d’autres, à dos d’ânes, s’approvisionnent en eau « potable » à partir de mares.
Parler ici de convenable ou de convenant serait un euphémisme bâtard. Une inimaginable infinité de points de sédentarisation précaire et anarchique, ne répondant à aucune norme, ne bénéficiant d’aucun atout de durabilité, espérant tout de l’Etat, mais comptant surtout sur une hypothétique pluviométrie qui leur permettrait de garnir un grenier qui affiche stock zéro.
Ces innombrables petites battisses, jaillies n’importe où et n’importe comment donnent à réfléchir. Juchées, chacune, sur un monticule ou un tertre, pour éviter les écoulement éventuels dans une zone à fortes pentes, elles donnent l’impression d’être d’origine magmatique ou d’être là suite à un largage parachutiste, similaire à l’ensemencement aérien qui se faisaient durant « les anciennes périodes » au dessus de la zone située entre Boutilimit et Nouakchott.
Dans ces contrées, la densité de la population est relativement importante. Les jeunes étant partis agrandir les files de chômeurs ou de travailleurs manuels dans les grandes agglomérations, on rencontre essentiellement ici des femmes et des moins de 15 ans. Les vieux sont peu nombreux. Ici, on vieillit mal, peu, ou pas. Le dernier RGPH (Recensement Général de la Population et de l’Habitat) a estimé les moins de 15 ans à 51 % environ. La réalité ici donne raison aux conclusions de ce recensement. C’est ici aussi que j’ai compris le sens de la croissance à deux chiffres que les institutions de Breton Woods semblent nous prêter. Elle est purement démographique. C’est une règle connue : là où on ne produit pas, on se reproduit. N’a-t-on pas dit que le problème du pauvre est dans son derrière ?
Les besoins dans cette zone du pays sont incommensurables. Les populations sont largement nécessiteuses, et souffrent des affres de tares conséquentes à une longue histoire de domination et de rapport de forces défavorables auxdites populations. Des efforts colossaux ont été déployés ici, en vain, en raison de l’improvisation et de l’absence d’une vision cohérente du développement et d’une stratégie réfléchie de l’aménagement du territoire. Il y a eu des efforts aussi bien durant les « anciennes périodes » qu’au cours des « dernières années« . Le triangle n’a-t-il pas englouti les efforts de la SONADER (société nationale pour le Développement Rural) soutenue par une vingtaine de sources de financement ? N’a-t-il pas absorbé comme une éponge l’IFAC dans les années 50 du siècle dernier, la Phase I du projet PASK, et d’autres projets, organismes et ONG ? N’est-il pas en train d’engloutir le PASKII, le ProPlaf et tout autre projet, même si on épuisait les combinaisons possibles des 26 lettres de l’alphabet français avec tous les indices possibles à partir des nombres naturels (N*) ? N’est-il pas en train de faire une bouchée de la grande Agence TADAMOUN.
Vous ne voyez pas qu’il est en train de siphonner les eaux de Foum Gleita pour asphyxier la riziculture, la polyculture, tuer dans l’œuf le projet sucrier, sans oublier le sort des centaines de familles qui vivaient de la pêche en amont et à l’aval du Barrage de Foum Gleita. Le triangle peut tout engloutir. C’est un fourre-tout. Vous y mettez n’importe quoi, vous n’arriverez pas à changer d’un Iota la vie des citoyens ici. On peut donc, au besoin, le rebaptiser « Triangle des Bermudes« .
Lors de la récente visite Présidentielle en Assaba, la Radio du « service public » m’avait fait croire que Hamoud était devenu, suite à « ces dernières années« , un petit Las Vegas. Au cours de mon périple, j’ai vu Hamoud que je connaissais durant « les anciennes périodes » comme quatre fois rien du tout. Je l’ai trouvé tel que je l’avais connu : plusieurs fois rien. Au cours de l’actuelle visite au Guidimakha, et au moment où je finalise ce modeste écrit, la Radio du service public essaye de me faire croire que Ould Yengé n’est pas le Ould Yengé que j’ai vu ce 08 juin 2015 tôt le matin. Il serait devenu, quatre jours seulement après mon passage, un Dallas sur le Karakoro. Quel exploit !
Je dois avouer que je ne pense pas que tous les habitants du triangle partagent mon pessimisme. Ils ne manquent d’ailleurs pas d’ambition, ou de rêve éveillés. Ainsi, au Triangle, j’ai passé la nuit dans un village qui s’appelait Paris. C’est comme ça, en tout cas, que les habitants le dénomment. J’ai vécu cette soirée comme un pied de nez à la France. En effet, je vais dormir à Paris, sans visa, et sans avoir pris ni avion, ni pirogue. Même sans Trocadero, Tour Eiffel, ou Arc de Triomphe, en l’absence du Maxim’s et du Fouquet’s, j’étais bien dans mon Paris tout à moi. Là où j’ai passé la nuit, sans dîner, je n’ai pas pu compter le nombre d’étoiles. C’était très loin du Carlton.
Durant tout mon périple, j’avais comme souci de trouver une preuve pour montrer au Président de la République qu’on ne lui dit pas tout. Et ce matin là, au départ de mon Paris, mon rêve se réalisa. Ainsi, je tombai sur l’école que vous avez le privilège de contempler à La Une du présent billet. Cette photo n’a ni été travaillée, ni truquée, ni tronquée. Elle n’est pas non plus transmise par la sonde spatiale Pathfinder à partir de la planète Mars.
Au début, mon creux au ventre, conséquent à une nuit au service gastronomique insignifiant, laissa la place à une boule à la gorge. J’avais peur d’être tombé sur un poste de contrôle de l’EIIL (DAECH). Comme personne ne payerait le moindre « khoums »(6) en guise de rançon mon éventuelle prise en otage, la décapitation pour mécréance et hérésie me paraissait donc inévitable. Je commençai à psalmodier quelques versets de Coran mal agencés, le regard rivé, avec des yeux hagards, sur le lambeau qui sert de drapeau. Mon angoisse fut amplifiée par le délabrement du bâtiment qui donnait l’impression d’avoir fait l’objet d’un tir de Drone. Heureusement, mon inquiétude allait s’atténuer lorsque j’ai vu des écolières devant « la chose ». Les DAECH, sont aussi des BOKO HARAM : l’enseignement moderne est interdit.
Un habitant du village passa devant moi. J’en ai profité pour lui demander le nom de la localité. Il me répondit que c’est « Lemseiguem » à une dizaine de kilomètres de M’bout. Devant le sourire et la jovialité de mon interlocuteur, je repris confiance. Je me décidai enfin à immortaliser le moment. Il était aux environs de 7 heures 30 mn le matin d’un jour de la dernière décade de mai dernier. Les élèves commençaient à venir. Je n’ai pas cherché à savoir si l’enseignant était déjà là. Je ne voulais pas le gêner, ou être pour lui à l’origine d’éventuelles représailles. Surtout que j’avais l’intention ferme de publier la photo.
Pourquoi j’ai tenu à montrer cette école, en fin d’année scolaire dédiée à l’éducation ? Mon souci majeur est de montrer que les efforts à faire dans le domaine sont encore énormes. En plus, le Président était dans la Région courant mai. Il était là « pour s’enquérir de la situation des infrastructures et services de base« . On ne doit pas avoir montré cela au Président, parce qu’il était revenu, apparemment, très satisfait. On cache donc la vérité au Premier magistrat du pays, ou bien il fait de la simulation. Dans ce contexte, on peut se demander, quand est-ce que les Mauritanie, celle « des anciennes périodes« , et celles de « ces dernières années » seraient-elles bien parties ?
En tout cas, pas encore. Il faudra nécessairement plus d’un mandat pour ce faire. Le premier mandat de l’actuel Président a été consacré aux pauvres et à la lutte contre la gabegie. Le second semble privilégier les jeunes, la consolidation des ensembles tribaux et la guerre contre les trésoriers régionaux véreux. Il nous faudra un troisième pour éradiquer les menteurs et un quatrième pour exterminer les laudateurs. Par qui ces deux derniers seront-ils assurés ? Il faut en laisser le libre choix aux mauritaniens. Qui nous dit qu’ils ne transformerons pas « les dernières années » en de nouvelles « anciennes périodes » ?
(1) Pays pauvre très endetté (2) Les corrompus (3) Riz à la viande (4) Riz au poisson (5) Villages de descendants d’esclaves (6) Un cinquième d’unité monétaire
Debellahi
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