
Sadou Diallo, le maire de Gao, qui a rejoint Bamako une semaine après l’arrivée, au mois d’avril 2012, du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), a abondamment évoqué ce sujet dans différents médias, allant jusqu’à accuser le Croissant-Rouge qatarien d’être « allé à Gao ces derniers mois avec des ambulances bourrées d’armes » ! Lui qui avait donc quitté sa ville lorsque le Croissant-Rouge de l’émirat est arrivé à Gao aux alentours du 20 juin 2012, dans des conditions effectivement très particulières. « Leur comportement a été tout simplement inacceptable », soupire un humanitaire de la Croix-Rouge (CICR), basé à Bamako. « Non seulement ils sont passés par le Niger, sans visas maliens et sans coordonner leurs actions avec la Croix-Rouge malienne (1), comme c’est l’usage, mais ils ont entre autres, et de leur propre initiative, versé des salaires mirobolants à une partie du personnel de l’hôpital de Gao », pourtant sous contrôle des islamistes du Mujao, qui y avait établi son quartier général.
Dans l’univers feutré de l’ONG suisse née en 1863, où chaque mot est pesé, et dont la discrétion et la neutralité lui permettent d’accéder à des zones extrêmement sensibles (2), l’épisode qatarien a visiblement laissé des traces. Au point que le Croissant-Rouge de l’émirat, qui bénéficie d’une puissance financière ad hoc, n’est plus vraiment en odeur de sainteté dans le nord du Mali. Il devrait cependant pouvoir y retourner prochainement puisqu’un accord tripartite (3) a été signé à Bamako le 16 janvier dernier, lequel (re)formalise des usages que seuls les Qataris avaient du mal à appliquer.
Rachid El Krouty se plait de voir son organisation trainée dans la boue dans la presse
Joint par téléphone, le responsable du Croissant-Rouge qatarien nommé Rachid El Krouty (de nationalité marocaine), qui se trouve actuellement au Niger, dément avec force toute livraison ou tout transport d’armes, et se plaint de voir son organisation traînée dans la boue dans la presse, surtout française. Selon lui, l’ONG est même intervenue en toute légalité : « Nous étions en règle, les visas ont été obtenus auprès de la représentation diplomatique du Mali au Niger. Une collaboratrice de la mairie de Gao nous accompagnait et a assisté à nos distributions de vivres. On nous accuse d’avoir donné trop d’argent au personnel de l’hôpital, mais ces gens étaient très mal payés. » Quant à l’absence de coordination avec l’organisation sœur de Bamako, il assure qu’« un accord a bien été signé à Doha avec les responsables de la Croix-Rouge malienne ».
Pour donner (a posteriori) un peu de vernis « légal » à l’intervention plutôt rocambolesque de Gao, le Croissant-Rouge du Qatar n’a pas ménagé sa peine. Présent lors de ce voyage express, le secrétaire général de l’antenne de Bamako ne souhaite pas s’exprimer sur cette affaire, mais son président confirme avoir été convié à visiter les fastes de Doha le 30 juillet 2012, tout en réfutant avoir été plus ou moins contraint d’apposer sa signature sur un document qui incluait des clauses rédigées en arabe. Un accord de toute façon « sans valeur », corrige un autre responsable du CICR, essentiellement conçu pour « sauver les apparences ».

Faut-il pour autant accuser le Qatar d’avoir misé sur un écroulement des autorités de transition et espéré une prise de pouvoir par islamistes ? Au Mali, les appels permanents à un « dialogue politique » qualifié d’« important et nécessaire » par les autorités de Doha, ont en tout cas été interprétés comme autant de mains tendues à ceux qui appliquent la charia et les amputations en public.
Dans un pays « occupé » par des bandes criminelles et où l’intervention française a été globalement plébiscitée, les prises de position de l’Égypte, de la Libye ou de la Tunisie (dont les partis au pouvoir sont notoirement appuyés par le Qatar) ont néanmoins considérablement fait bouger les lignes, y compris au sein du Haut Conseil islamique du Mali.
Son président, Mahmoud Dicko, considéré comme proche de l’islam wahhabite importé d’Arabie saoudite et du Qatar, a ainsi organisé une conférence de presse à Bamako le 22 janvier 2013 pour clarifier sa pensée, précisant que le Haut Conseil « soutenait » l’opération « Serval ». « C’est le contraire (d’une agression contre les musulmans), a-t-il assuré. C’est la France qui a volé au secours d’un peuple en détresse, qui a été abandonné par tous ces pays musulmans. Et nous parler aujourd’hui de croisade ou je ne sais quoi, nous ne pouvons l’accepter. » Plus surprenant encore, Mahmoud Dicko n’a pas hésité à épingler le prêcheur vedette de la chaîne qatarienne Al Djazira, dont les positions épousaient pourtant les siennes il y a encore quelques semaines : « Nous sommes obligés d’analyser très sérieusement la chose, pour savoir si certains pays ne sont pas derrière. Je pense à des pays comme le Qatar, parce que la personnalité la plus influente du monde musulman qui a eu à dénoncer cette intervention s’y trouve aujourd’hui. »
Il s’agit tout de même de lire cette touchante déclaration d’amour à l’armée française à l’aune des clivages politiques qui traversent le clergé malien. Concurrencé par le prêcheur Chérif Ousmane Madani Haïdara – le principal opposant à la réforme sunnite importée du Golfe – dans le commerce très rentable du contrôle des âmes maliennes, Mahmoud Dicko a peut-être senti le vent tourner. D’autant que des élections (repoussées à cause de la crise) devraient renouveler en 2013 les instances du Conseil. Les autorités religieuses pourraient par ailleurs être tentées de s’impliquer dans le processus politique post-intervention « Serval », profitant de l’immense discrédit auquel doivent faire face les élus maliens, auprès d’un électorat qui s’est massivement abstenu lors des derniers scrutins.
Les autorités qataries avaient appelé à un “dialogue permanent” avec les forces occupantes du Nord
En toile de fond, le Mali souffre comme la plupart des pays musulmans de la bataille planétaire à laquelle se livrent entre elles les puissances sunnites et les pays passés sous l’influence de la théocratie chiite iranienne (Liban, Syrie, Irak), dont la montée en puissance est considérée, en particulier à Doha et Riyad, comme un danger mortel. À Bamako, une prise de guerre symbolique peut baptiser un pont (comme le King Fahd d’Arabie saoudite), qui enjambe une avenue (Cheikh Zayed des Émirats arabes unis), laquelle jouxte d’imposants buildings construits avec l’argent du colonel Kadhafi.
« Depuis la révolution islamique iranienne, la famille royale saoudienne a investi partout où des musulmans pouvaient éventuellement contredire sa légitimité sur les lieux saints de l’islam », souligne Alain Chouet, ancien haut responsable à la DGSE (lire entretien ci-contre) .
Les rivalités religieuses ne sont peut-être pas les seuls facteurs en mesure d’expliquer l’appétit que l’on prête au Qatar dans le nord du Mali, une zone prometteuse en matière d’exploitation pétrolière et gazière. Mais le plus étonnant demeure le silence des autorités françaises face à ces soupçons d’ingérence. Le Canard enchaîné, qui fut le premier (dès le 26 mars 2012) à accuser l’émirat de financer les groupes islamistes de Gao ou Kidal, en s’appuyant notamment sur des notes de la DRM (direction du renseignement militaire), s’est aussi amusé de l’absence de réactions publiques suscitées par ses révélations, autant de la part des autorités françaises que qatariennes. Par contre, relève l’auteur de ces enquêtes, Claude Angeli, « l’ambassadeur du Qatar s’est plaint de nos articles au cours de diverses réceptions diplomatiques ».
Au vu des sommes faramineuses injectées par l’émirat dans une économie française en quasi-récession, y compris dans les mastodontes du CAC 40 – Vinci, Lagardère, Veolia, Total ou encore LVMH –, l’embarras vis-à-vis des ambiguïtés de Doha (où se bousculent des personnalités de droite comme de gauche) se comprend aisément.