Daily Archives: 22/10/2018
Dix ans après son putsch, dans quel état le président Aziz laisse-t-il la Mauritanie ? (2/2) Quand le népotisme est mis au service du sous-développement
Dans un précédent article d’août 2018, à l’occasion de l’anniversaire des dix ans du coup d’État de Mohamed Ould Abdel Aziz, nous esquissions le bilan d’une décennie de pouvoir militaire. Entaché par son pêché originel (le « coup d’État de trop », ont dit certains), l’ère Aziz a perpétué des formes prononcées d’autoritarisme politique et de conservatismes les plus rétrogrades, tout en accentuant, par ses postures identitaires, les tensions intercommunautaires déjà vives. À cela s’ajoutent, nous le verrons dans cet article, des pratiques de népotisme et une mauvaise gestion des deniers publics qui freinent le développement du pays. Un retard de développement d’autant plus choquant que les ressources disponibles devraient largement suffire aux quatre millions de personnes qui peuplent le million de km² qui constitue la Mauritanie.
Il y a seulement quelques jours, le World Economic Forum publiait son indice de corruption annuel, dans le cadre de son rapport sur la compétitivité mondiale (Global Competitiveness Report). Sur la base d’une méthodologie associée à l’indice annuel de perception de la corruption de Transparency International, il y classait alors la Mauritanie au 19ème rang des pays les plus corrompus, à égalité avec le Bangladesh et le Guatemala. Signe que la route est encore longue pour offrir aux Mauritaniens les conditions nécessaires à une véritable amélioration de leurs conditions de vie.
La nouvelle est tombée au début du mois, le 3 octobre : la Cour suprême a informé le candidat Aboubacar Soumare, fraîchement élu maire dans la commune de Sebkha, à Nouakchott, que le recours déposé par le candidat du parti présidentiel, l’Union Pour la République (UPR), visant à invalider les résultats de premier tour – alors que le second tour avait déjà eu lieu –, était finalement rejeté. Donc pas de recomptage des voix, et bien heureusement, car entretemps le contenu des urnes du premier tour a largement pu être manipulé. Le 17 octobre dernier, Aboubacar Soumare, dit AKA, prenait officiellement ses fonctions de maire de Sebkha.
Les élections qui ont eu lieu le 1er et le 15 septembre, municipales, régionales et législatives, ne se sont pas avérées probantes en matière démocratique, malgré un niveau de participation de 73,4% au premier tour qui semble un chouia surestimé. La seule nouveauté du scrutin étant que l’opposition, quoique affaiblie et morcelée, a abandonné la stratégie du boycott. Le scénario qui a eu lieu était largement prévisible : l’UPR a remporté nettement la majorité des sièges de députés (89 sur 157… et avec les partis de la « majorité présidentielle », il peut même se laisser l’option de modifier la Constitution pour ouvrir la voie au troisième mandat d’Aziz) et des municipalités, ainsi que la totalité des 13 Conseils régionaux ; Tawassoul, branche politique des Frères musulmans mauritaniens, arrive second, très loin derrière (avec 14 députés à l’Assemblée), ne menaçant pas réellement l’hégémonie de l’UPR ; quant aux autres mouvements d’opposition, ils se partagent quelques miettes (dont une quinzaine de députés) qui leur permettent à peine de dire qu’ils existent encore. À Nouakchott, six des neuf communes reviennent à l’UPR, et même à Nouadhibou, deuxième ville du pays, c’est Al-Karama, parti de la « majorité présidentielle », qui remporte la mairie.
La réglementation récente qui menaçait les partis sous-représentés de disparition après les élections de septembre a eu une conséquence fâcheuse : la présence de pas moins de 98 partis au premier tour, la plupart étant des formations fantômes créées sans motivation idéologique réel ; une telle profusion de partis n’a pas facilité la lecture du scrutin, puisqu’elle a brouillé l’offre politique (surtout celle d’opposition), dans un pays où beaucoup d’électeurs ont un niveau d’éducation faible ou ne se sont pas appropriés les enjeux – en particulier si, comme ce fut le cas en septembre, on organise trois élections le même jour (l’une d’entre elles concernant une collectivité territoriale nouvelle et aux prérogatives méconnues, le Conseil régional), avec cinq urnes différentes au total…
Nous l’avons vu en août dernier (Dix ans après son putsch, dans quel état le président Aziz laisse-t-il la Mauritanie ? (1/2) Chronique d’une démocratie piétinée et d’une nation fragmentée), la Mauritanie se trouve depuis une dizaine d’années dans une situation politique verrouillée par la présence des militaires au pouvoir. Un régime qui ne se cache plus depuis le putsch de 2008 qui a mis fin à une brève et laborieuse tentative de transition démocratique, amorcée en 2005. Cette situation se traduit par des violations fréquentes de l’État de droit, des libertés et des droits humains. En outre, le régime se montre laxiste avec les conservatismes les plus rétrogrades qui touchent la société mauritanienne : tolérance coupable avec le prosélytisme salafiste et avec la permanence de formes d’esclavage et d’un système de castes qui concernent toutes les communautés, indifférence pour la question des droits des femmes… Enfin, il perpétue des politiques discriminatoires à l’égard des populations noires mauritaniennes (les Négro-mauritaniens : Peuls, Soninkés, Wolofs, mais aussi les anciens esclaves maures, les Haratines), accroissant les tensions intercommunautaires qui sont apparues au grand jour à la fin des années 80.
À cette situation politique bloquée, à cette approche identitaire qui va dans le mur, s’ajoute une économie sclérosée, où le népotisme apparaît comme le mode de gouvernance privilégié par le pouvoir, et où l’absence de vision et la mauvaise gestion se traduisent par un manque d’investissement dans les secteurs clefs (l’éducation étant l’exemple le plus emblématique), par un détournement des fonds publics vers des grands projets « vitrines » qui n’impactent pas réellement sur le quotidien des Mauritaniens, et par un accroissement de la pauvreté et des inégalités. Décryptage.
Aboubacar Soumare, candidat indépendant qui s’est présenté sous l’étiquette AFCD, est l’une des rares surprises de cette élection. Élu dans la commune de Sebkha, il a mené sa campagne sur la base d’un programme et de propositions concrètes. Accumulation des ordures dans les espaces publics, absence de voirie et de système de drainage des eaux de pluie, sous-emploi des jeunes, insécurité, etc. : les défis sont considérables pour la nouvelle majorité municipale. Reste à voir ce qu’il en fera pendant son mandat de maire. Nul doute par ailleurs que le pouvoir ne lui facilitera pas la tâche, et il en a les moyens, puisque par exemple, les budgets municipaux doivent tous être in fine validés par l’État. Les tentatives du parti présidentiel, l’UPR, de faire invalider le premier tour du scrutin après qu’Aboubacar Soumare ait remporté le second tour, annoncent la couleur.
Une économie sclérosée par le clientélisme, le népotisme et la corruption
Les inégalités se sont considérablement accrues depuis une dizaine d’années. Dans la continuité de ce qui s’observait déjà depuis les années 80, Nouakchott, où vit un quart de la population du pays, concentre les disparités les plus élevées en termes de niveau de vie. Par facilité, la Mauritanie jette les bases de son économie sur des formes de rente, comme l’aide publique au développement, la vente des droits d’exploitation des zones de pêche aux étrangers, ou encore l’exploitation de minerais – la Société Nationale Industrielle et Minière (SNIM) est le deuxième employeur du pays après l’État, et sa contribution moyenne au budget national avoisine les 30%. Le PIB connaissait, jusqu’en 2014, une croissance annuelle supérieure à 4, 5 voire 6%, des chiffres qui ne signifient rien concrètement, et en tout cas certainement pas une amélioration des conditions de vie des habitants. Pire, à l’image d’autres pays en Afrique, le modèle économique proposé – mais dénué de toute réflexion de fond sur sa pertinence ou sa durabilité – se réduit trop souvent à l’exploitation sans modération des richesses naturelles, à la destruction des écosystèmes, et, quand cela s’avère nécessaire, au déplacement des populations sur place ou à l’accaparement des terres, sujet sur lequel jouent aussi les tensions intercommunautaires (Mauritanie : face à l’accaparement des terres par l’État, quels moyens de résistance ?). En témoigne, par exemple, l’exploitation irraisonnée de mercure dans la ville nouvelle de Chami, où les pratiques d’orpaillage ont un impact désastreux en termes de santé publique et d’écologie.
Le « modèle » économique mauritanien va dans le mur, et les signes sont déjà parlants, rien qu’en termes d’indicateurs macro-économiques. Depuis 2015, la croissance s’est considérablement réduite, et pour cause, la SNIM, qui appartient à 78% à l’État, a vu ses revenus s’effondrer avec la chute du prix du fer, et ce alors qu’en 2015 justement, elle s’était lancée dans des investissements importants afin d’accroître sa production. Sauf qu’entre 2011 et 2016, le prix de la tonne de fer est passé de 187 à… 40 dollars. La tour de quinze étages qu’elle a construite dans le centre de Nouakchott est longtemps restée à l’état de carcasse de béton, depuis l’été 2015. À l’image d’une économie sclérosée, non diversifiée, qui a vu trop grand pour ce qu’elle promettait réellement.
Vue sur la tour de la SNIM, dans le centre de Nouakchott, en décembre 2016. Elle était à l’époque encore en construction.
Cette situation, alors que la dette a explosé et que les bénéfices tirés de la croissance économique des années fastes 2010-2014 ont été dilapidés, pose la question de la transparence des comptes publics, et donc du contrôle démocratique. Le pays dispose de ressources considérables : un potentiel halieutique riche de 720 km de côtes et d’une Zone Économique Exclusive couvrant 234.000 km² ; un sous-sol riche en or, cuivre, hydrocarbures, et en minerais de fer, dont la Mauritanie est le 5ème exportateur mondial. Malgré cela, et en dépit d’une situation somme toute gérable – avec une population de seulement quatre millions d’habitants, soit moins de 4,5 habitants au km² –, la mauvaise gouvernance et le manque de volonté politique plombent la modernisation économique du pays et la répartition des richesses.
Le président Aziz a maintenu et développé un système largement basé sur le népotisme. Il a nommé à tous les postes clefs politiques, économiques et administratifs des proches à lui. En outre, il impose son prête-nom, Zeïne Abidine Ould Ahmed Mahmoud, dans de nombreuses sociétés d’État, sur fond de mainmise sur les ressources publiques. Ancien entrepreneur dans l’informatique, Zeïne Abidine a su tisser de longue date un réseau d’amitiés dans les cercles de pouvoir mauritaniens, avec les ministères, dans le secteur des mines et dans celui des grands chantiers de BTP ; il remporte régulièrement les marchés publics avec la bénédiction des commissions techniques et la complicité des Départements de tutelle : adduction d’eau potable, route Kiffa-Kankossa, construction de la nouvelle Université et du Marché-Capitale de Nouakchott, ou encore tout récemment le nouveau palais des Congrès El-Mourabitoune, bâti pour accueillir le sommet de l’Union africaine (2018), pour plus de 1,4 milliard d’ouguiyas (34 millions d’euros). Que le palais des Congrès déjà existant, ainsi que le nouveau, soient appelés à rester vides une bonne partie de l’année, semble un détail. Alors que le président de la République se félicitait lors d’un discours à Nouadhibou en 2012 d’avoir mis fin au système de passation des marchés par entente directe (de gré à gré), la Cour Centrale des Marchés avait à l’époque contredit ses propos, rappelant qu’en 2011, sept marchés gré à gré avaient été enregistrés, financés sur le budget de l’État. Encore en juillet 2017, des membres du Sénat accusaient le gouvernement d’avoir octroyé dans des conditions douteuses des marchés de gré à gré, sur lesquels l’exécutif refusait d’ailleurs d’apporter des éclaircissements, en dépit des convocations parlementaires. En décembre 2017, le pouvoir a su imposer ce même Zeïne Abidine comme nouveau dirigeant de l’Union Nationale du Patronat Mauritanien (UNPM), après avoir allègrement « arrosé » plusieurs grosses fédérations patronales pour mieux s’assurer leur soutien. Et le cas de Zeïne Abidine n’est que la partie émergée de l’iceberg, les proches du pouvoir favorisés dans les marchés publics étant nombreux, par exemple dans l’exploitation de la mine de Tasiast, dont la sous-traitance est réservée à l’homme d’affaires Ismael Hassanah.
Outre les circuits occultes qui ont permis aux proches du président de s’enrichir, on peut souligner l’absence de stratégie dans les politiques d’investissement. Ni vision en termes de politique industrielle (à l’exception des industries extractives de type rentier…), ni ambition pour le système d’éducation ou la santé, ni réflexion sur les partenariats sous-régionaux à tisser, notamment avec les voisins subsahariens. Les gisements pétroliers découverts au large des côtes mauritaniennes, dont l’extraction s’est amorcée en 2006, de même que les réserves de gaz naturel off-shore trouvées en 2003 et en 2010, ont laissé croire aux militaires au pouvoir qu’un boom économique s’annonçait, et que l’argent allait couler à flot, ne les incitant pas à engager des investissements pertinents. Le miracle économique n’a pas eu lieu, en dépit de la forte croissance économique qui a marqué le premier quinquennat d’Aziz. Et sur les secteurs stratégiques, aucun chantier pertinent n’a réellement été entrepris, bien au contraire.
Le pays, qui possède parmi les eaux les plus poissonneuses du monde grâce à un écosystème littoral exceptionnel (dont le Parc National du Banc d’Arguin est l’un des symboles), a vendu des droits de pêche importants à l’Union européenne et au Japon dans les années 90, et en 2014 à la Chine, qui pratique pourtant le chalutage en eaux profondes, désastreux pour l’environnement. Parallèlement, pour des raisons purement géopolitiques, le durcissement de la réglementation relative à la pêche artisanale pratiquée par les Sénégalais a entraîné non seulement le départ de beaucoup d’entre eux, en 2017-2018, mais aussi, par contre-coup, une hausse des prix du poisson sur le marché mauritanien.
Le littoral mauritanien dispose d’un environnement exceptionnel, avec des zones de poissons et une faune et une flore marine parmi les plus riches du monde. Ici, le Parc National du Banc d’Arguin, entre Nouakchott et Nouadhibou. Les pratiques de pêche intensive, de même que la pollution sur les côtes ou en haute-mer, menacent à terme cet écosystème fragile.
Sur un autre plan, le pouvoir n’a absolument pas amorcé les réformes pour moderniser le secteur agro-alimentaire national, alors que la production agricole reste largement inférieure à ce qu’elle pourrait être, uniquement pratiquée dans la vallée du fleuve Sénégal et dans les oasis. Pourtant, l’activité agricole étant la principale source de revenus pour 65% des ménages mauritaniens, l’impact d’investissements dans le secteur serait direct et significatif. Si la saison des pluies de l’année 2018 s’annonce heureusement bien meilleure, la sécheresse exceptionnelle qui a frappé la quasi-totalité des régions du pays en 2017, avec des déficits pluviométriques jamais égalés depuis une décennie, est venue rappeler le manque de résilience des filières agropastorales mauritaniennes, et avec lui les menaces que fait peser à terme le changement climatique sur ces vastes espaces semi-désertiques sahéliens – puisque la descente des troupeaux d’élevage vers le sud et l’exode rural en cas de crise agro-alimentaire constitueraient une pression sur la terre et des phénomènes de bouleversements démographiques dramatiques, comme une répétition aggravée des grandes sécheresses qu’a déjà connu le pays dans les années 70 et 80. Face à cette situation, avec tout le danger que cela comporte, aussi bien pour les populations que pour le cheptel, on assiste à une démission honteuse du gouvernement.
Parmi les grands défis de l’agriculture mauritanienne, on trouve l’accès à l’eau, dans un contexte sahélien où la pluviométrie est parfois très faible. À de rares exceptions, l’État n’a pas fait ces dernières années les investissements nécessaires pour doter la vallée du fleuve d’un système d’irrigation qui permettrait de développer les cultures. Trop souvent encore, la seule présence de puits et l’acquisition de pompes sont permises par l’action des ONG, libérant l’État de ses responsabilités. Ici, un exemple de puits dans la localité du Korokoro (commune de Gouraye), dans la wilaya du Guidimakha, à la croisée du Mali et du Sénégal. Prise en saison sèche, au mois de février 2018, la photographie illustre le climat particulièrement ingrat de la région dès que l’on sort de la saison des pluies.
Passage de troupeaux, sur la route entre Gorgol et Guidimakha, deux régions du sud de la Mauritanie.
En 2018, la Mauritanie compte toujours un niveau de pauvreté élevé, avec un IDH de 0,513 (167ème rang mondiale en 2017). En 2015, l’espérance de vie restait inférieure à 63,5 ans, et en 2016, la mortalité infantile de 53 enfants pour 1.000. Et en 2015, à peine un peu plus d’un Mauritanien sur deux était considéré comme alphabétisé. Le taux de chômage dépasse la barre de 30% des actifs. Les raisons d’une telle situation sont multiples, et si pour la plupart, elles tiennent à des dynamiques antérieures à 2008, elles ont largement été perpétuées ces dix dernières années, en dépit des discours tenus par le chef de l’État en début de premier mandat, fustigeant « la gabegie et la mauvaise gestion » de ses prédécesseurs, et promettant de « nombreux et importants projets de développement ».
Les infrastructures et services de santé, déjà mauvais auparavant, n’ont pas connu la modernisation nécessaire pour répondre à l’explosion démographique et aux besoins du pays. Quant au système éducatif, il poursuit, lentement mais sûrement, son effondrement. Il constitue l’expression la plus profonde des inégalités sociales du pays, avec d’un côté un développement d’écoles privées financièrement inaccessibles à la majorité, et de l’autre un enseignement public désastreux et fréquenté par les classes pauvres. Et la problématique de la langue d’enseignement vient encore ajouter une épine dans le pied de l’école. La politique d’arabisation amorcée il y a plusieurs décennies, poursuivie sous Aziz, a pénalisé des générations d’élèves et d’étudiants francophones, et fait chuter qualitativement un édifice déjà fragile. À un recrutement des enseignants publics dont la médiocrité n’est contestée par personne, et à un taux élevé d’absentéisme des maîtres et des professeurs, s’ajoutent des classes dépassant souvent la centaine d’élèves, dont le déroulé s’assimile parfois plus à une forme de garderie qu’à une vraie leçon d’école stimulante et de qualité. Comme si cela ne suffisait pas, le pouvoir a pris la décision d’empêcher tout enfant à partir de 10 ans de passer un examen s’il ne dispose pas d’une carte d’identité nationale ; en même temps, les parents dont l’obtention de l’état civil conditionne celui de leurs enfants sont empêchés pour des raisons parfois discriminatoires de se recenser. Le taux de réussite au baccalauréat tourne chaque année autour de 10%, et même pour les admis, le niveau est globalement catastrophique, pour les francophones comme pour les arabophones. Les dirigeants, eux-mêmes rarement caractérisés par leur amour et leur connaissance des lettres et des sciences, et qui ont contribué à mettre à mal le niveau, envoient leurs enfants dans des écoles privées ou les dites « écoles d’excellence », ou étudier à l’étranger. Pour les autres, toute ascension sociale est presque toujours compromise.
À l’éducation et à la santé, à l’agriculture vivrière et à la pêche artisanale, le pouvoir a privilégié une politique de grands travaux, avec des ouvrages de grande ampleur, la plupart du temps surfacturés et octroyés dans des conditions opaques. Souvent, ils servent la propagande du pouvoir qui vise à présenter le pays comme une nation arabe. C’est le cas par exemple du nouvel aéroport de Nouakchott, intitulé Oumtounsi (du nom d’une bataille entre Maures dans le contexte de la résistance à la colonisation française, en 1932), inauguré en 2016. D’une capacité de deux millions de voyageurs par an, alors que les besoins du pays se limitent à 120.000 passagers seulement, son existence même laisse songeur. À Nouadhibou, l’Autorité de la Zone Franche créée en 2013 a été dotée de moyens conséquents pour attirer les investisseurs étrangers, et de grands chantiers y sont déjà ouverts. Mais c’est surtout la ville de Nouakchott qui est emblématique de ces travaux pharaoniques, pensés sans réflexion aucune sur l’aménagement urbain et sans lien avec les besoins de la population. Pays de paradoxe, la Mauritanie voit toujours les urgences politiques en décalage avec les enjeux véritables de développement. Tout est dans l’apparence, le superflu, tout est théâtre. Une comédie. À l’image de ce qui s’est vu à la veille de grands sommets internationaux organisés à Nouakchott, comme le sommet de la Ligue arabe, en juillet 2016, ou celui de l’Union africaine, en juillet 2018 : les travaux d’aménagement urbains sont menés à la va-vite, dans l’urgence, avec une voirie mal pensée, et ils ne concernent que les quartiers riches du centre et du nord de la ville, où circulent les diplomates étrangers de passage et les classes aisées. Sans parler du déplacement pur et simple des ordures du centre-ville vers les quartiers périphériques, pauvres et très majoritairement noirs (le long de la route des Pk, à Tarhile Dar el-Beida, etc.), lors du sommet de l’Union africaine. Comment interpréter cela autrement que comme la démonstration que le pouvoir en place considère bien les habitants de ces quartiers comme des « déchets » ?
Le pouvoir vit dans l’illusion d’une croissance économique de façade (et en berne depuis trois ans, de surcroît) qui ne se traduit pas par du développement pour les Mauritaniens. Le lancement sous la présidence Aziz de nouvelles centrales électriques (solaires, au fuel lourd ou au gaz) à Nouakchott et dans l’intérieur, depuis 2013, est à cet égard illustratif, puisque celles-ci servent bien souvent à exporter le surplus d’électricité vers le Sénégal et le Mali, alors qu’un effort devrait déjà être mené pour parachever l’électrification de l’ensemble du pays, y compris parfois des zones à la périphérie de la capitale, plongées dans l’obscurité la plus complète dès la nuit tombée.
Quartier de Tarhile, dans la commune de Riyad, à Nouakchott. Dans plusieurs zones périphériques de la capitale, l’accès à l’eau courante pose encore de sérieux problème, sans parler de l’absence de système d’évacuation des eaux usées, ou encore souvent de phénomènes de fécalisme à ciel ouvert. Alors que les travaux se sont multipliés ces dernières années dans le centre-ville pour améliorer la « vitrine » de Nouakchott, à la veille de sommets internationaux, dans les quartiers périphériques où ont été relogées des populations, les initiatives de développement se font clairement attendre.
La situation des routes est emblématique. Souvent surnommé « président des goudrons » par ses concitoyens, le chef de l’État a effectivement fait augmenter le réseau routier dans son pays. Dans la capitale comme dans les régions de l’intérieur, un effort non-négligeable a été mené pour désenclaver des zones isolées. Mais même là, il y aurait beaucoup à redire. Tout d’abord, certains des goudrons réalisés sous les mandats d’Aziz étaient en réalité déjà prévus avant le putsch de 2008, comme l’axe Kaédi-Sélibaby-Gouraye qui a favorisé le désenclavement de la région méridionale du Guidimakha. Ensuite, des régions entières, notamment Hodh Ech-Chargui et Hodh El-gharbi, frontières du Mali, restent encore largement isolées, et compte tenu de leur niveau de pauvreté, leur désenclavement devrait être une priorité absolue pour le gouvernement. Enfin, la qualité de nombreuses routes – bâties ou non sous l’ère Aziz – s’avère toujours problématique, et parce qu’elles se dégradent rapidement (ce qui pose question sur la transparence des marchés publics qui ont permis leur construction), et parce que certains travaux semblent s’éterniser et rendent la vie infernale pour les usagers et les riverains. Ainsi, la route dite de l’Espoir, qui permet de gagner la frontière malienne, se dégrade rapidement, et les accidents mortels y sont fréquents, surtout entre Nouakchott et Aleg (région du Brakna). Quant à la mise à niveau de la route entre Nouakchott et Rosso, elle piétine depuis des années, illustrant le peu de cas que le régime fait de ses relations avec le Sénégal voisin – on attend d’ailleurs toujours la construction d’un pont au poste-frontière de Rosso. À l’image de l’ensemble des infrastructures et des services publics, leur mise en place se fait selon le bon vouloir du chef, arbitrairement, sans prise en compte de l’intérêt général.
La Mauritanie, après l’élection de 2019 ?
Bien que ne menaçant pas réellement le pouvoir (avec seulement 14 députés et quelques mairies), Tawassoul est victime, depuis la proclamation officielle des résultats du second tour par la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI), le 17 septembre, de formes diverses de pression qui semblent indiquer, comme nous le constations déjà dans la première partie de cet article, une forme de fébrilité du régime, en cette fin de second mandat d’Aziz. Dans la foulée des élections, le chef de l’État lui-même ne déclarait-il pas : « Les Mauritaniens ont adressé un message de rejet aux extrémistes religieux et racistes qui ont détruit des pays et souillé l’image de l’islam dans le monde » ? Une formule cocasse, quand on sait que le président lui-même n’a pas hésité, depuis dix ans, à manipuler l’actualité religieuse, et qu’il a pratiqué une tolérance coupable avec les conservatismes religieux et traditionnels les plus farouches comme avec le prosélytisme salafiste. Sans parler de la perpétuation de politiques discriminatoires voire racistes envers les communautés noires de son pays.
Le gouvernement a retiré leur agrément et fait fermer, dans la commune d’Arafat à Nouakchott, un centre de formation des imams et oulémas, l’Institut Ben Yacine, le 24 septembre, et deux jours après, une université privée du même nom, les deux établissements étant soupçonnés d’appuyer Tawassoul voire de servir de relai à des sources de financement du parti venues de l’étranger. Le propriétaire du centre de formation, également président du Conseil scientifique de l’université, n’est autre que l’imam Mohamed El-Hacen Ould Dedaw, figure de l’islam politique en Mauritanie et proche de Tawassoul. Des menaces de fermeture planeraient à présent sur des entreprises soupçonnées de financer le parti. Dernier acte de cette séquence : le 4 octobre, la Cour Suprême annonçait l’invalidation du second tour des municipales dans les communes d’El-Mina et Arafat, à Nouakchott, remportées par Tawassoul (avec l’appui d’une coalition d’opposition à El-Mina) face à l’UPR ; un nouveau scrutin doit avoir lieu le 27 octobre prochain. La direction de Tawassoul, elle, semble privilégier une posture attentiste et victimaire, qui reçoit le concours de l’ensemble des partis d’opposition, qui ont manifesté leur soutien vis-à-vis des islamistes dans cette guerre ouverte par le pouvoir.
Il est loin le temps où Ould Abdel Aziz accueillait devant les grilles de son palais des foules de manifestants islamistes exigeant la peine de mort contre Biram Dah Ould Abeid, après des autodafés touchant à des œuvres du rite malékite, et Mohamed Ould M’Kheitir, accusé de blasphème (Mauritanie : quelles leçons retenir de l’affaire du blogueur Ould M’kheitir ?). Et le chef de l’État, qui a la mémoire sélective, oublie l’époque où des prêcheurs wahhabites saoudiens venaient propager leur doctrine et financer des mosquées un peu partout dans le pays, sans contrainte aucune – cette réalité ne semble pas remise en cause, elle, et d’ailleurs les derniers évènements pourraient bien être le fruit de pressions de l’Arabie Saoudite en ce sens, plus que le résultat de la propre réflexion du président de la République.
La situation politique de la Mauritanie s’avère, à bien des égards, inquiétante. Le fait même que le cousin (et ancien soutien) du président Aziz, Mohamed Ould Bouamatou, milliardaire puissant exilé au Maroc, soit souvent désigné par les médias comme l’« ennemi numéro 1 » au chef de l’État, en dit long sur l’état de l’opposition dans le pays. À l’image d’un Fethullah Gülen en Turquie, Bouamatou, qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt lancé le 1er septembre 2017 par la Justice mauritanienne (pour corruption), mène depuis quelques années une « guerre » judiciaire, politique et médiatique contre Aziz ; il est accusé d’avoir versé plusieurs dizaines de millions d’ouguiyas à des banquiers, hommes d’affaires, syndicalistes et acteurs de la société civile – les soupçons entourant le versement d’argent à une douzaine de sénateurs ne sont évidemment pas anodins, compte tenu de l’opposition qu’a manifesté le Sénat à la réforme constitutionnelle voulue par le président Aziz en 2017. Cette rivalité entre Aziz et son cousin, entre un pouvoir politico-économique et un autre, occupe certes les discussions des salons nouakchottois, mais demeure en fait très loin des préoccupations quotidiennes du Mauritanien lambda.
Le maintien du régime, qui se profile pour 2019 – que le chef de l’État se présente à un troisième mandat ou pas –, apparaît à contre-courant des processus de démocratisation, parfois laborieux, qui ont eu lieu dans la sous-région ces dernières années. En 2011 en Tunisie, en 2014 au Burkina Faso, et en 2017 en Gambie, les peuples ont mis fin à des règnes despotiques, en place parfois depuis les années 80. Au Sénégal en 2012, les urnes ont répondu par une fin de non-recevoir aux tentatives d’Abdoulaye Wade de s’accrocher au pouvoir, en briguant justement un troisième mandat – ce que la Constitution ne lui permettait théoriquement pas de faire. À 61 ans, Mohamed Ould Abdel Aziz ne semble pas enclin à organiser des élections libres et transparentes, en témoigne le scrutin qui s’est tenu le mois dernier. Il l’a lui-même souligné à plusieurs reprises : non il ne briguera pas un troisième mandat, conformément à ce que prévoit la Constitution (qu’il a juré sur le saint Coran de respecter, lors de sa prise de fonction… les partisans qui l’appellent à se présenter une nouvelle fois ont apparemment oublié ce petit détail), mais oui, il faudra encore compter sur lui après les élections. La question étant : sous quelle forme ? L’individu a placé ses proches à la tête de toutes les grandes entreprises d’État, dans tous les secteurs, et à tous les postes clefs de l’administration. Il pourra même maintenir sa mainmise sur le parti présidentiel, l’UPR, voire pourquoi pas prendre la tête du gouvernement – un scénario à la Poutine-Medvedev que beaucoup de citoyens mauritaniens n’excluent pas, même s’il reste peu probable.
Le 8 octobre dernier, Cheikh Ould Baye a été choisi par ses pairs députés président du Parlement ; la désignation de ce proche d’Aziz, colonel à la retraire depuis 2012, confirme la continuité avec la mandature précédente. Dans une forme prononcée de déni de la réalité, Ould Baye n’a-t-il pas souligné, dans son discours d’investiture, « l’atmosphère de compétition positive et de liberté » des élections de septembre, atmosphère qui selon lui « reflète le niveau de conscience nationale et démocratique des Mauritaniens, chose que nombre de pays et de peuples leur envient » ? Trois vice-présidents sont UPR, un dernier sera occupé par l’un des partis de la « majorité présidentielle », et un seul reviendra à l’opposition, Tawassoul en l’occurrence. tout est en place pour assurer à l’héritier d’Aziz les pleins pouvoirs et une Chambre acquise. L’un des noms les plus cités pour lui succéder serait son ami de trente ans, le chef d’état-major et général de division Mohamed Ould Ghazouani, connu pour sa discrétion et sa fidélité au président. Lors de la convalescence d’Aziz, en octobre et novembre 2013, c’est lui qui avait de facto assuré l’intérim à la tête de l’État. Une telle option signifierait clairement la continuité du pouvoir des militaires.
Les défis qui s’annoncent pour l’après-Aziz sont connus. La Mauritanie se les traîne depuis plusieurs décennies : la modernisation de son économie, la démocratisation de ses institutions, la neutralité de l’administration et la lutte contre la corruption à tous les niveaux, le renforcement de l’État de droit et la réforme du Code pénal pour le mettre en conformité avec les conventions internationales signées par le pays, l’investissement dans la santé, ou encore le redressement du système éducatif. S’ajoute la lutte contre les conservatismes facteurs d’inégalités et de violations des droits humains. Elle touche à la question de l’esclavage et du système de castes, mais également à celle des droits des femmes, dont la condition reste largement problématique ; souvent victimes de violences en face desquelles le pouvoir se montre indifférent et la législation insuffisamment sévère (La question du viol en Mauritanie : le tabou peut-il sauter ?), elles sont soumises tout au long de leur vie à un contrôle social, qui va jusqu’au contrôle de leur corps (Entre soumission et manipulation sociale : quelle condition pour la femme en Mauritanie ?) – exemples parmi tant d’autres, rappelons que les cas d’excisions touchent toujours 50 à 75% des filles dans certaines parties du pays, qu’au moins un tiers des filles sont mariées avant 18 ans (14% avant 15 ans, selon UNICEF-Mauritanie).
Le 5 mai 2017, Ely Ould Mohamed Vall, qui fut chargé de la transition entre 2005 et 2007 et dénonça le coup d’État de Mohamed Ould Abdel Aziz, décédait à Zouerate, une ville du nord de la Mauritanie connue pour ses activités minières (et où Tawassoul a tout récemment remporté la mairie). Virulent détracteur du maintien du pouvoir des militaires, la disparition de cette figure de la transition avortée des années 2005-2009 – où la Mauritanie avait pourtant semblé prendre un temps d’avance sur ses voisins maghrébins et subsahariens en termes d’ouverture démocratique –, en ranimant le souvenir du putsch d’Aziz, invitait à s’interroger sur l’échec des stratégies proposées depuis dix ans par l’opposition. Quant à Sid Ahmed Ould Bneijara, Premier ministre en 1980-1981 (sous la présidence d’Ould Haidalla), partisan de la laïcité et qui s’opposa vainement à l’application de la Charia, son décès en Espagne le 30 août 2017 (dans l’indifférence générale) vient rappeler les défis que la République islamique de Mauritanie doit encore relever en termes de mœurs et de libertés individuelles, pour lutter contre les conservatismes les plus divers et les plus rétrogrades, déjà évoqués dans cet article.
Le plus probable est qu’un changement de régime (apparent ou réel) surviendra d’abord, comme ce fut le cas en 2005, d’un tournant opéré par l’institution militaire elle-même. Qu’elles soient en faveur de la démocratie ou non, le nature politique ou pas, les forces s’opposant aux dirigeants actuels de la Mauritanie sont trop faibles et diffuses pour menacer vraiment le pouvoir de l’armée. Aziz et ses proches ont su verrouiller, à tous les niveaux (politiques et économiques), les manettes du pouvoir, et prévenir le réveil d’éventuels contre-pouvoirs. Le scrutin de l’année prochaine offrira sans doute plus d’éléments pour comprendre les perspectives qui s’ouvrent à la Mauritanie, mais il est difficile, dans le contexte actuel, de se montrer très optimiste pour l’avenir.
Dix ans après son putsch, dans quel état le président Aziz laisse-t-il la Mauritanie ? (1/2) Chronique d’une démocratie piétinée et d’une nation fragmentée
Le 6 août 2008, il y a dix ans exactement, la Mauritanie connaissait un coup d’État qui mettait fin à la présidence de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, élu un an auparavant. Le général Mohamed Ould Abdel Aziz prenait alors le pouvoir, avant d’être élu à la présidentielle l’année suivante. À moins d’un an de la fin de son second mandat – en 2019, il doit théoriquement abandonner la fonction suprême –, quel bilan tirer d’une décennie sous l’ère Aziz ?
Du haut de son million de km² et de ses 4 millions d’habitants. Un travail rétrospectif s’impose d’emblée. Il est souvent dit de la Mauritanie qu’elle constitue un « trait d’union » entre le monde arabe et l’Afrique noire (pour reprendre les mots du premier président du pays, Mokhtar Ould Daddah). Toutefois, l’espace mauritanien n’est pas qu’un espace intermédiaire ou de transit : il est habité par des groupes sociaux qui le façonnent depuis des siècles. Pour rappel, le pays n’existait pas en tant que tel, et dans ses frontières actuelles, avant la colonisation – et la capitale, Nouakchott, n’est créée qu’à la veille de l’indépendance, en 1957 (date à partir de laquelle l’administration basée à Saint-Louis, capitale coloniale, commença son transfert). Si une ligne quasi-continue de villes d’étape pour les circuits caravaniers s’est progressivement mise en place, c’est surtout l’articulation entre circulation et production qui a favorisé l’implantation de centres urbains au cœur même du Sahara : Tombouctou et Gao, au nord du Mali, Ouadane (1141), Tichitt (1153), Chinguetti (1525) et Tidjikja (1680), dans le centre de la Mauritanie. Certaines d’entre elles (auxquelles il faut ajouter Oualata), des cités-bibliothèques, témoignent de l’importance de la ville dans l’islamisation de la région.
Le territoire de la Mauritanie a été successivement dominé par l’Empire almoravide, du XIème au XIIIème siècle, par celui du Ghana, au XIIIème siècle, Songhaï au XVème et XVIème siècle, Toucouleur au XIXème. Entretemps, des tribus arabo-berbères venues du Maghreb se sont également imposées, à partir du XIVème siècle – les Beni Illal et les Beni Hassân, qui ont donné leur nom au dialecte arabe mauritanien, le hassâniyya. L’instabilité frontalière, dans cette région largement nomade, est constante. Des émirats indépendants ou autonomes parviennent à se maintenir jusqu’à la fin du XIXème, et donnent même leur nom à quatre des régions actuelles de la Mauritanie : le Trarza, le Tagant, l’Adrar et le Brakna. Ils sont souvent en guerre contre des empires méridionaux de confession musulmane, tels que le Fouta-Toro (Peuls), qui s’impose autour du fleuve Sénégal à partir du XVIème, le Waalo (Wolofs) et le Gajaaga (Soninkés). Entretemps, les Toucouleurs, sédentarisés le long du fleuve, diffusent leur langue dans la région. La mosaïque mauritanienne est déjà en place. Les frontières sont mouvantes entre l’ensemble de ces proto-États dont la nature diffère parfois notablement, et les influences réciproques s’avèrent intenses.
Ancienne fortification sur les routes caravanières, dans la région de l’Adrar.
La pénétration française s’amorce en 1902, et elle restera toujours assez superficielle (au point que la capitale est « délocalisée » à Saint-Louis), même si elle inaugure de nouveaux axes commerciaux favorisant les villes du fleuve, telles que Saint-Louis, côté sénégalais, Kaédi et Boghé, côté mauritanien. L’organisation sociale des groupes nomades en ressort peu impactée, et à peine les Français construisent-ils des avant-postes militaires comme Kiffa et Aleg, ou des garnisons militaires autour d’embryons urbains, à l’image d’Atar. Le « Protectorat des Pays Maures » est proclamé en 1903, le pays devient colonie en 1920, mais n’est totalement pacifié que dans les années 30. Autonome en 1958, il n’accèdera à l’indépendance qu’en 1960, le 28 novembre.
Au fil des années 1950, la France a opté pour confier le pouvoir aux Maures blancs, en dépit de la prédominance des Noirs (et de l’usage de la langue française) dans l’administration coloniale et post-coloniale. Depuis lors, le pouvoir qui s’est installé dans la nouvelle capitale, Nouakchott, entretient l’idée que ce pays est, comme son nom l’indique, le « pays des Maures », même si jusque dans les années 80, la dépendance vis-à-vis des fonctionnaires négro-mauritaniens et des circuits d’approvisionnement sénégalais limitent la politique d’arabisation du pays. En 1973, l’adhésion du pays à la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et au sein de la Ligue arabe confortent sa reconnaissance internationale, notamment vis-à-vis du Maroc, qui a levé ses revendications sur le pays depuis 1969. Dans la foulée, l’adoption de l’ouguiya comme monnaie nationale, toujours en 1973, et la nationalisation de la MIFERMA (société des mines de fer de Mauritanie) l’année suivante, parachèvent l’émancipation vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale.
Les évènements des années 70 mettent toutefois à mal la stabilité du pays. Les sécheresses des années 1971-1973, et plus tard celles de 1982-1984, accélèrent la sédentarisation et les mouvements de populations vers Nouakchott, dont la croissance démographique laisse les autorités locales et nationales dépassées, incapables de gérer l’apparition de bidonvilles (kebbe) et les pratiques d’occupation illégale (gazra). Sur fond d’enlisement dans le conflit qui l’implique dans l’ancien Sahara espagnol depuis 1976, le premier président de la dite République islamique de Mauritanie, Mokhtar Ould Daddah, est renversé par un coup d’État en juillet 1978. Un cessez-le-feu est signé avec le Front Polisario en 1979, mettant fin aux prétentions mauritaniennes sur le Sahara occidental. Les présidents se succèdent alors : Ould Mohamed Saleck (1978-1979), Ould Ahmed Louly (1979-1980), et jusqu’en 1984 Mohamed Khouna Ould Haïdallah, connu pour avoir imposé de manière sévère la Loi islamique – y compris les châtiments corporels. À cette date, le colonel Maaouiya Ould Taya prend le pouvoir, par un nouveau putsch. Maître du pays pendant plus de 20 ans, il amorcera une vague de libéralisation économique, tout en confortant le caractère autoritaire et répressif du régime. Le pays poursuit sa paupérisation, les coups d’État manqués se succèdent, et le pouvoir s’enferme de plus en plus dans sa politique d’arabisation, accroissant le fossé entre les groupes ethno-linguistiques, avec les Maures d’une part, les Négro-mauritaniens d’autre part. Après la tentative de coup d’État d’officiers peuls en 1987, ce clivage atteint son point d’orgue lors des « évènements de 1989 », expression qui désigne des affrontements intercommunautaires qui ont éclaté cette année-là dans la vallée du fleuve, suivis par des tentatives d’épuration ethnique visant les Négro-mauritaniens et par d’importants mouvements de populations observés de part et d’autre de la frontière sénégalo-mauritanienne. Sur la scène internationale, la Mauritanie tisse ses principales alliances avec le monde arabe, en particulier la Libye de Mouammar Kadhafi (jusqu’en 1983) et l’Irak de Saddam Hussein. Elle participe même, en 1989, à la création de l’Union du Maghreb Arabe (UMA), et quitte la CEDEAO en 2000. Le « trait d’union » n’est plus.
Le péché originel du président Aziz : le « coup d’État de trop »
La dictature d’Ould Taya prend fin le 3 août 2005, lorsqu’une partie de l’armée conduite (entre autres) par Mohamed Ould Abdel Aziz organise un nouveau coup d’État. Le cousin du général Aziz, le colonel Ely Ould Mohammed Vall, assure alors la transition pour « mettre en place de véritables institutions démocratiques ». Bien qu’imparfaites, la junte militaire organise effectivement des élections. Après les législatives de novembre 2006, un scrutin présidentiel se tient le 19 avril 2007 : Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi est élu au second tour, à 52,89% des voix face à Ahmed Ould Daddah, demi-frère de l’ancien président. Pour la première fois depuis près de 30 ans, un civil accède à cette fonction. Sous la conduite des Premiers ministres Zeine Ould Zeidane (2007-2008) puis Yahya Ould Ahmed el-Waghf, le pays semble tant bien que mal sur la bonne voie pour démocratiser ses institutions. Et comme l’ont illustré les « émeutes de la faim » de novembre 2007, et la recrudescence d’attaques terroristes visant des ressortissants français (avec notamment une fusillade près d’Aleg, en décembre 2007), les défis sont alors considérables.
Bien que disposant à son arrivée des faveurs des militaires, Ould Cheikh Abdallahi va très vite – et bien maladroitement sans doute – perdre la confiance de ceux qui demeurent les véritables maîtres du pouvoir, et n’entendent pas le céder. Après avoir prononcé le limogeage de quatre haut-gradés de l’armée (dont Ould Abdel Aziz), les accusant de faire pression sur des parlementaires pour mener une fronde contre son gouvernement, le chef de l’État est victime, le 6 août 2008, d’un putsch mené directement par le général Ould Abdel Aziz, qui prend officiellement les rênes du pays. Le processus de démocratisation laborieusement amorcé en 2005 est interrompu, et l’État de droit en sort clairement affaibli. Si un nouveau scrutin présidentiel est organisé le 18 juillet 2009, il ne fait illusion pour personne : Ould Abdel Aziz est alors élu dès le premier tour, à 52,58%. Face à lui : neuf candidats, notamment le président sortant de l’Assemblée nationale et dirigeant de l’APP (Alliance Populaire Progressiste), Messaoud Ould Boulkheir (16,29%) ; Ahmed Ould Daddah, de nouveau candidat (13,66%) ; Mohamed Jemil Ould Mansour, alors leader du parti islamiste Tawassoul (4,76%) ; et Ould Mohammed Vall (3,81%), le cousin d’Aziz chargé de la transition entre 2005 et 2007, et qui s’est déclaré hostile au nouveau putsch – il déclara notamment que « le 6 août est un coup d’État de trop ».
Les différents scrutins organisés depuis dix ans ne font aucun doute quant à leur nature opaque et non-démocratique. Dès les élections législatives de novembre-décembre 2013 (organisées avec deux ans de retard, officiellement pour des raisons « techniques et logistiques »), l’Union pour la République (UPR), le parti présidentiel, remportait une large majorité des sièges (avec 21,3% des voix sur le scrutin de liste, 39,2% au 1er tour sur le scrutin par circonscriptions), face à une opposition morcelée. À peine Tawassoul, la branche mauritanienne des Frères musulmans, réunissait 13,7% des suffrages, et l’APP 7,4%. Mais le climat clientéliste entourant le pouvoir militaire et l’assurance d’une victoire de l’UPR tronquent les résultats en amont même de la campagne électorale (sans compter les cas de bourrages d’urnes et les pressions observées sur les électeurs le jour du vote), et il en est de même de tous les scrutins réalisés sous la présidence Aziz. Lors de la présidentielle de juin 2014, la quasi-totalité des partis optent pour une stratégie de boycott. Le président Ould Abdel Aziz l’emporte dès le premier tour à 81,89% des voix, face à quatre candidats, notamment Biram Dah Abeid (8,67%). Fondateur en 2008 de l’IRA (Initiative pour la Résurgence du Mouvement Abolitionniste), ce dernier, figure de la lutte contre l’esclavage des Maures noirs (Haratines), a su profiter de l’absence des autres formations d’opposition pour apparaître depuis lors comme l’un des principaux adversaires au président Aziz.
Globalement, l’opposition – à l’exception peut-être de Tawassoul dont les militants mènent sur le terrain un travail social qui fait gagner au mouvement notoriété et crédibilité – sort de dix années de régime militaire affaiblie, divisée, discréditée. Les partis comme l’APP, le Rassemblement des Forces Démocratiques (RFD) d’Ahmed Ould Dadah, ou encore l’Union des Forces de Progrès (UFP), lointaine héritière des Kadihines (mouvement intellectuel de gauche des années 60-70, sorte de Mai 68 version mauritanienne), manquent de visibilité et d’ancrage populaire. Souvent incapables de renouveler leurs équipes dirigeantes, la situation de beaucoup de ces formations illustrent à la fois le renforcement des conservatismes de la société mauritanienne, notamment depuis la fin de la décennie 2000, et la gérontocratie qui s’est progressivement installée dans le pays, à presque tous les niveaux. Les postures, de même que la prolifération des mouvements politiques (créés par opportunisme ou par égo), desservent les causes des uns et des autres. Négro-mauritaniens, Haratines, partis dits de gauche (nationalistes, baathistes, etc.) : leurs motifs de contestation sont nombreux, mais aucune initiative n’est prise pour coaliser les mécontentements sur quelques principes clairs où tous pourraient se retrouver. Les tentatives de rassemblement, comme le Front National de Défense de la Démocratie, puis la Coordination de l’Opposition Démocratique (COD), suite au putsch de 2008 et à la présidentielle de 2009, sont en fait partielles et inefficaces, et leurs rares initiatives (appels, lettres ouvertes, marches, boycott…) restent sans impact tangible. Quant au « dialogue national » mené en 2016 entre le pouvoir et quelques partis d’opposition ayant accepté de négocier sur des éléments de réforme constitutionnelle (qui allait finalement aboutir au référendum d’août 2017), il s’est fait dans l’indifférence générale, et n’a abouti à aucune concession du pouvoir sur le plan démocratique.
Entre État de droit dysfonctionnel et régime autoritaire
Sur le plan politique, la Mauritanie vit une situation chargée d’ambigüité. En dépit des pressions imposées à toutes les voix qui menacent (sérieusement) le pouvoir, la société mauritanienne est relativement politisée, empêchant la répression d’étouffer toute contestation, comme cela a pu être le cas sous l’ère Ould Taya. De nombreux acteurs de la société civile et de l’opposition politique condamnent régulièrement la nature du régime, ses abus sur les droits humains, ainsi que ses dysfonctionnements divers (liberté d’expression et droits syndicaux bradés, cas avérés de torture, fragilité de l’État de droit dans les procédures policières et judiciaires, carences du Code pénal, etc.). Les mouvements contestataires restent toutefois rares et facilement dispersés par les forces de sécurité, à l’image des protestations d’étudiants qui se sont tenues cette année pour réclamer une sauvegarde du système de bourses universitaires existant. Dans ce grand spectacle que représente la politique mauritanienne, la jeunesse a bien du mal à trouver sa place (Mauritanie : la jeunesse peut-elle contribuer au changement ?). Dans la foulée des Printemps arabes, un « Mouvement du 25 Février » s’était bien créé dans l’objectif de dénoncer la corruption et les conservatismes religieux et tribaux, réclamer des élections libres et la fin du régime des militaires, mais l’élan finit par s’essouffler du fait de dissensions internes (le pouvoir parvenant à « retourner » certaines figures du mouvement en leur offrant des postes) et du manque d’assise populaire. Rares, les protestations illustrent aussi, parfois, le degré d’inconsistance intellectuelle (et d’inefficacité organisationnelle) de certaines figures autoproclamées « leaders » de la jeunesse, comme ce fut le cas avec la Marche (mort-née) de la Jeunesse mauritanienne, en avril 2017, dont les objectifs étaient vagues et sans contenu.
Alors que le second mandat d’Aziz aura été hanté par la question d’un potentiel troisième mandat (nécessitant toutefois une modification de la Constitution), le contexte de « fin de règne » a vu le régime opérer un durcissement ces derniers mois. L’occasion d’illustrer à quel point le pouvoir militaire, le président de la République en tête, fait fi de l’État de droit pour imposer ses choix. Signe de cette fébrilité, le 11 décembre 2017, l’Imprimerie Nationale décidait de suspendre l’impression des journaux de la presse indépendante mauritanienne, officiellement au motif d’une rupture de son stock de papier… circonscrivant la presse papier aux éditions de l’Agence Mauritanienne d’Informations et aux journaux gouvernementaux. Une décision qui suivait la fermeture des chaînes satellitaires privées, en octobre 2017, réduisant le champ télévisuel aux seuls programmes de la TV al-Mauritania. Dans un autre registre, le limogeage, à l’automne 2017, du chef du BASEP, le bataillon d’un millier de militaires chargé de la sécurité présidentielle, corps d’élite largement corrompu et au fonctionnement opaque dont le président Aziz est d’ailleurs l’ancien patron, n’est pas le fruit du hasard, et s’est accompagné de changements de titulaires dans plusieurs régions militaires : une réponse à la grogne supposée de militaires de rang intermédiaire vis-à-vis des pratiques népotiques du pouvoir et du marasme économique.
La décision (unilatérale) d’organiser un référendum pour modifier la Constitution, en 2017, est l’exemple le plus illustratif de ce raidissement. Après que la réforme ait été validée par l’Assemblée, le Sénat, pourtant acquis à l’UPR, en a rejeté le contenu, le 17 mars 2017. Un camouflet pour le chef de l’État, qui annonça le 22 mars suivant l’organisation d’un référendum dans le courant de l’année, dans un entretien télévisé assez pathétique où d’après ses propres mots, il annonça « ne pas [être] né pour perdre » et dénonça la « trahison » des sénateurs – qu’il avait pourtant reçus un à un la veille du vote parlementaire, pour « acheter » leur ralliement. Depuis, le sénateur Mohamed Ould Ghadda, figure de la fronde contre la réforme constitutionnelle et connu pour s’être penché sur des marchés de gré à gré menés par le pouvoir, a été arrêté plusieurs fois dans des conditions brutales, et demeure d’ailleurs toujours en détention provisoire, en dépit de son immunité parlementaire.
La modification apportée à la Constitution s’est résumée à un grand fourre-tout auquel peu de gens ont compris quelque chose. Pour faire court, deux questions étaient posées, l’une sur les symboles de l’État mauritanien (hymne, drapeau, etc.), l’autre sur des changements institutionnels. Le Sénat, qui avait osé s’opposer au chef de l’État, est supprimé, qualifié par le pouvoir d’« inutile », et des Conseils régionaux sont institués, actant d’un nouveau pas dans la décentralisation (amorcée en 1986), même si tout le monde ignorait le jour du vote 1) quelles seraient les compétences de ces nouvelles collectivités territoriales, et 2) si les limites des Régions existantes (Wilayas) se maintiendraient ou si des fusions seraient opérées – en novembre de l’année dernière, des rumeurs avaient en effet circulé évoquant un redécoupage ubuesque unissant notamment les Wilayas actuelles de l’Assaba, du Tagant et du Guidimakha.
Quant au changement des symboles nationaux, il illustre l’impasse dans laquelle s’enferme le pouvoir mauritanien depuis des décennies, à savoir une rhétorique qui voudrait que la Mauritanie soit exclusivement le « pays des Maures ». Deux bandes rouges horizontales ont été rajoutées au drapeau, à la mémoire des résistants à la colonisation – une référence qui parle exclusivement aux Maures, alors que les communautés négro-mauritaniennes assimilent plutôt la notion de martyrs aux « évènements » de 1989. De même, le nouvel hymne national, réalisé intégralement en langue arabe (classique), fait référence à l’arabité du pays, non aux cultures subsahariennes. Nombreux sont les Mauritaniens qui ne retrouvent dans ces symboles ni la diversité identitaire du pays, ni l’histoire partagée des peuples qui occupent le territoire mauritanien depuis des siècles. Quant à l’adoption d’une nouvelle monnaie (le 1er janvier 2018, l’ouguiya a perdu un zéro), bien que déconnectée du référendum, elle s’est faite de façon arbitraire, annoncée un mois avant, comme l’énième expression de la volonté du président Aziz de laisser sa trace sur les grands emblèmes de la Mauritanie.
Le coût du référendum de 6 milliards d’(anciens) ouguiyas, soit plus de 15 millions d’euros, a laissé les électeurs mauritaniens pour le moins perplexes, ce qui explique entre autres le niveau élevé de l’abstention (46,38%), sans doute sous-évalué par le régime. Le « oui » aux deux questions posées, supérieur à chaque fois à 85,6%, alors que la plupart des forces d’opposition ont appelé à boycotter la consultation, ne surprend personne. Qu’on ne s’y trompe pas, l’enjeu du référendum dépasse largement les questions de drapeau et de Sénat – même si le passage à un système monocaméral, après les élections législatives prévues en septembre 2018, devraient faciliter les tentatives de modification de la Constitution, si par hasard il venait à l’esprit du chef de l’État de vouloir briguer un troisième mandat. Il concerne plutôt la fusion du médiateur de la République et du Haut Conseil de la Fatwa et des recours gracieux, et surtout la suppression de la Haute Cour de Justice, qui, selon bon nombre de détracteurs du pouvoir, vise à annihiler toute tentative de poursuites politiques et judiciaires du président Aziz, une fois que celui-ci aura quitter le pouvoir.
Entre montée du fanatisme religieux et tensions intercommunautaires : la Mauritanie est-elle une poudrière ?
Grand chantier de la présidence Aziz : la sécurité. C’est d’ailleurs sans doute parce que la menace djihadiste grandissait à la fin de la décennie 2000 que la France n’a pas trouvé réellement à redire, sur son principe, au putsch contre Ould Cheikh Abdallahi – une manière de le cautionner. Alors qu’investie dans le cadre du G5 Sahel, la Mauritanie peut se targuer d’avoir instauré un climat de sécurité sur son territoire, des parts d’ombre demeurent. Il est incontestable qu’en comparaison au Mali voisin, la Mauritanie fait office de bon élève, ce qui peut expliquer d’ailleurs la bienveillance persistante de la France à l’égard du régime mauritanien, notamment après la dispersion des armes du régime Kadhafi dans le Sahara et le Sahel, et la crise dans l’Azawad malien en 2012. Même l’Algérie, à la frontière nord, a connu des répercussions de l’expansion des nébuleuses djihadistes dans la région, comme l’a illustré la prise d’otages du site gazier de Tiguentourine, près de la ville algérienne d’In Amenas, en janvier 2013. Mais tout n’est pas rose au royaume d’Abdel Aziz. En Mauritanie, pas d’évènements majeurs liés au terrorisme ces dernières années, même si la présence de djihadistes dans les prisons mauritaniennes est importante, et que le coup de feu reçu par le président mauritanien, le 13 octobre 2013, a de quoi interroger. Selon la version officielle, cet incident était le résultat d’un accident au cours d’un entraînement militaire ; selon des bruits de couloirs diplomatiques, il pourrait être le fait d’un groupe islamiste radical, ou encore d’une mafia impliquée dans les trafics divers liés à l’absence de l’État dans le Nord-Mali.
Le 13 octobre 2012, le président mauritanien était victime d’un coup de feu, tiré par erreur (semble-t-il) par une patrouille militaire, dans la confusion d’un barrage routier près de Nouakchott. Un épisode passé inaperçu en France, bien que le chef de l’État se soit fait hospitalisé, jusqu’au 26 novembre suivant, dans l’Hexagone.
Le déclin des violences sporadiques orchestrées par AQMI depuis 2011 est attribué à plusieurs facteurs : une législation anti-terroriste stricte, un contrôle renforcé des 2.200 km de frontières partagées avec le Mali, la mise en place de forces de sécurité plus flexibles, et une coopération renforcée avec les États-Unis, en matière d’entraînement militaire. Sans oublier un meilleur partage des renseignements à l’échelle régionale, dont la création en 2014 du G5 Sahel, cadre institutionnel de coordination et de suivi de la coopération régionale – en matière de sécurité surtout – est l’un des symboles. À tout cela, beaucoup ajoutent le fameux accord avec AQMI. Dans ce contexte, l’absence de risque réel laisse penser que la question sécuritaire est surtout un moyen, pour le pouvoir, de détourner les citoyens (et les ambassades étrangères) des vrais problèmes.
Enfin, notons qu’aucun autre pays de la région ne produit autant d’idéologues de haut rang pour le mouvement djihadiste sahélien que la Mauritanie, et lors du conflit au Mali, des Mauritaniens occupaient des places de choix au sein des brigades anti-gouvernementales (les Katibas) ; un analyste américain mettait d’ailleurs en garde, en 2015, contre « l’accès libre d’AQMI à la majeure partie du pays ». En outre, la jeune génération semble sensible, si ce n’est aux idées radicales – pour ce qui est des jeunes hommes vivant en périphérie urbaine et ayant parfois déjà commis des délits mineurs –, du moins à une forme très avancée de conservatisme religieux et de lecture littérale du Coran. Cette attraction (à des degrés divers) des mouvances salafistes (violentes ou quiétistes) résulte à la fois de l’effondrement du système éducatif ; de la paupérisation des masses dans les quartiers périphériques de la capitale ; mais aussi de l’échec de l’opposition mauritanienne à proposer une alternative crédible s’inscrivant dans une action de terrain convaincante ; et de l’incapacité des équipes au pouvoir à construire un État-nation cohérent et uni, et à offrir au pays autre chose que des politiques accentuant les fractures et les tensions. À cela s’ajoute une tolérance coupable du gouvernement à l’égard des mosquées wahhabites parrainées par l’Arabie Saoudite, qui se sont multipliées ces dernières années et mettent à mal le courant traditionnel sunnite mauritanien, à savoir le rite malikite.
Forte de plus d’un million de km², la Mauritanie est aussi fragile de la configuration complexe de de son territoire. Très peu densément peuplé (moins de 4,5 habitants au km²), avec un quart de sa population concentrée à Nouakchott (et à l’exception de Nouadhibou, aucune autre ville ne dépassant 60 000 habitants), le pays possède de vastes espaces désertiques, qui accroissent les difficultés de liaison et de désenclavement. Ici, un village de la région du Tagant, dans le centre du pays. En outre, une telle situation géographique rend les frontières poreuses, difficilement contrôlables.
La coexistence des communautés était également (et reste) un vaste défi pour toute personne appelée à diriger la nation mauritanienne. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le président Aziz n’a pas su (a-t-il seulement essayé ?) combler les fossés qui séparent les communautés de son pays. Pour rappel, la Mauritanie est composée de plusieurs groupes ethno-linguistiques : les Maures, parmi lesquels on distinguera les Maures blancs (Bidanes) et les Maures noirs (Sûdanes), ces derniers comptant une large majorité d’anciens esclaves (Haratines) qui récusent pour beaucoup le terme de « Maure noir » et revendiquent de plus en plus une identité communautaire propre ; et les dits Négro-mauritaniens, c’est-à-dire les Peuls, les Soninkés et les Wolofs, auxquels s’ajoutent les Bambaras, non-reconnus dans la Constitution. L’histoire de la Mauritanie est marquée par un large brassage de ces cultures et des influences réciproques, mais, cela a été dit, le pouvoir ne valorise pas cette dimension plurielle de l’identité nationale. Il cherche au contraire, depuis longtemps, à « arabiser » le pays, l’administration, l’identité et l’Histoire, et par voie de conséquence à consacrer la domination de l’une des communautés sur les autres… alors même que qualifier les Maures d’« arabes » est déjà contestable en soi, sur bien des plans. L’organisation du sommet de la Ligue arabe, l’année dernière, s’est avérée une caricature de cette illusion forgée par la propagande d’État, puisqu’en dépit des efforts mauritaniens pour accueillir à peu près correctement les délégations et faire de l’évènement un succès diplomatique, seuls 17 des 22 chefs d’État de la Ligue arabe ont fait le déplacement, et la réunion, prévue sur deux jours, n’aura finalement duré qu’un après-midi – ce fut le sommet le plus court et la participation la plus faible jamais enregistrés dans l’histoire de la Ligue…
Depuis dix ans, Aziz a poursuivi cette course en avant aveugle et dogmatique qui jette ses bases sur des leurres historiques et identitaires. Cela se traduit entre autres par une dévalorisation de la langue française au profit de l’arabe. De nombreux écoliers et étudiants négro-mauritaniens, qui ne parlent pas et ne lisent pas l’arabe, vivent cela comme une discrimination ; de même, ils sont nombreux à dénoncer la localisation de la nouvelle Université de Nouakchott, au nord de la ville, difficilement accessible pour les quartiers périphériques majoritairement négro-mauritaniens ou haratines du sud et du sud-est. La difficulté de nombreux Négro-mauritaniens pour se faire recenser et pour renouveler leurs papiers d’identité est emblématique également, et elle touche notamment ceux vivant en diaspora à l’étranger. En outre, cela a été dit, une procédure national d’« enrôlement » à l’état civil empêche depuis quelques années des enfants de s’inscrire à l’école publique et de passer des examens nationaux obligatoires… et évidemment, ce sont en particulier les communautés noires qui sont touchées. Les exemples sont innombrables, et pourraient faire l’objet à eux seuls d’un article à part entière. Les récits de discrimination administrative ou à l’embauche, de contrôles policiers abusifs ou d’actes racistes purs et simples à l’égard des Noirs sont réguliers et creusent irrémédiablement le fossé entre Maures d’une part et groupes peuls, wolofs et soninkés d’autre part. Ils confirment le sentiment d’humiliation et d’injustice vécu par de nombreux Mauritaniens, et compromettent durablement le vivre-ensemble.
Tout cela n’exclut absolument pas l’existence d’inégalités au sein même de chaque groupe ethno-linguistique : chaque communauté négro-mauritanienne compte son propre système de castes, fortement discriminant, et d’ailleurs, les mariages mixtes sont rares entre communautés (y compris entre communautés noires), mais aussi entre castes au sein d’une même communauté. À titre d’exemple, il sera difficile d’argumenter qu’un maure blanc de la caste des forgerons de Nouadhibou ou de l’Adrar est mieux loti qu’un noble peul du Brakna, ou encore qu’un marabout soninké du Guidimakha. La question de l’égalité des droits en Mauritanie touche aussi au système de castes, et sur ce point également, le pouvoir n’a rien fait depuis une décennie. Mais si l’on résonne en termes de perception identitaire, force est de constater que dans l’imaginaire collectif, il est considéré que ceux qui ont le pouvoir sont les Maures blancs dans leur globalité. Et ce fossé, cette distance qui se crée depuis plusieurs décennies, la posture de l’État l’a fortement accentuée, par exemple avec le changement des symboles nationaux en 2017 (qui fait référence à l’histoire des Arabo-berbères), ou encore avec les sorties douteuses du président de la République sur la communauté haratine, les accusant de faire trop d’enfants et d’accentuer la pauvreté du pays – un comble, pour celui qui se veut le « président des pauvres » mais qui n’a pas fait grand-chose pour améliorer la santé maternelle et développer le planning familial et l’éducation.
Alors que la diversité des cultures (et leurs imbrications) constitue une véritable richesse pour ce pays, la politique chauvine et discriminatoire du gouvernement et de l’administration exacerbe les tensions interethniques et attise le spectre de la division, voire à terme de la guerre civile, avec ses conséquences potentiellement tragiques. Car cette situation se traduit de plus en plus, en particulier depuis les « évènements » de 1989, par une absence d’interactions sociales entre communautés. Le cas de la grève des taxis dans les quartiers périphériques, en mai 2017, a montré au pouvoir qu’il était face à une poudrière, ce qui n’a toutefois pas fait bouger d’un iota sa stratégie et son discours.
La Mauritanie compte plusieurs groupes ethno-linguistiques : les Maures, blancs (« arabo-berbères ») ou noirs (les Haratines), mais aussi des communautés dites négro-mauritaniennes : les Peuls, les Soninkés et les Wolofs. Ici, le vêtement traditionnel des femmes peules.
Pour accéder à la seconde partie de cet article : Dix ans après son putsch, dans quel état le président Aziz laisse-t-il la Mauritanie ? (2/2) Quand le népotisme est mis au service du sous-développement
Election des adjoints au maire de Boghé : AJD/MR proteste (Communiqué)
AJD/MR – Convoquée pour l’élection des cinq adjoints au maire, les conseillers municipaux Ajd-mr de la ville de Boghé ont eu l’amère surprise d’assister à une mascarade sciemment organisée par les représentants de l’Etat.
En effet, entre la présence insolite de membres de la section UPR locale (dont le fédéral lui-même et le président de section) qui n’avaient rien à faire là, et l’annonce par les représentants de l’administration du changement des règles de l’élection, nos élus ont assisté à un méli-mélo qui ne s’est embarrassé d’aucune forme.
Pour tenter de prévenir les dissidences qui s’annonçaient dans le camp du parti au pouvoir, les représentants de l’administration annoncèrent, contrairement à la règle établie, qu’il revenait au maire de présenter les candidatures des prétendants aux postes d’adjoints.
Ils décident également séance tenante, qu’en lieu et place du numéro d’usage garantissant plus d’anonymat, les votants allaient inscrire leurs noms sur le bulletin du candidat choisi. C’est alors que nos élus demandent au Wali présent d’arrêter la mascarade qui se profilait.
Ils réclament le cas contraire aux autorités de montrer les textes qui fondent cette pratique électorale insolite, mais rien n’y fit. De nombreuses autres irrégularités furent notées par nos élus dans le vote qui s’est poursuivi dans un désordre kafkaïen, ce malgré leurs vives protestations. C’est alors que les conseillers municipaux Ajd-mr décident de quitter la salle pour ne pas cautionner le ridicule.
Cette situation entache gravement la sincérité de l’élection des adjoints au maire de Boghé. L’Ajd-mr n’entend naturellement pas en rester-là. Tout comme elle n’entend nullement laisser le parti au pouvoir faire montre d’arrogance à son égard.
Dès lors, l’Ajd-mr exige :
– L’annulation pure et simple de l’opération de vote entachée de grossières fraudes électorales.
– La sanction du Wali et des représentants de l’administration coupables du viol flagrant de la loi électorale.
Notre parti entend naturellement user de son droit de porter plainte contre le Wali et sa délégation pour fraude électorale. Nous saisirons dans les jours à venir les instances judiciaires compétentes à cet effet.
Nouakchott, le 20 octobre 2018
Le Bureau Politique
cridem