Les chiffres reconnus par le ministre de la Défense révèlent, au grand jour, l’ampleur d’une entreprise qu’il n’est pas exagéré de qualifier d’« épuration ethnique au sein de la grande Muette. » Attribuable au seul Ould Taya ou à des extrémistes ayant infiltré tous les corps ? En tout cas, le mal a été fait. Mille sept cent soixante militaires exécutés ou torturés par leurs « frères d’armes ». Il s’agissait bien d’une volonté délibérée de ne conserver, dans l’armée, que la « race pure ». Les relations diplomatiques scellées, à l’époque, avec l’ « ennemi juif » trouvaient, ici, tout leur sens.
Et ce n’est que le volet purement militaire de ce fameux dossier du passif humanitaire que le pouvoir a décidé de « classer », selon les mots du ministre de la Défense. Mais, pour classer un dossier, encore faut-il en avoir épuisé les volets et dressé le bilan. Or les termes de l‘accord, scellé entre le président Aziz et le COVIRE, son interlocuteur initial, restent inconnus de la majorité des ayant-droits, des rescapés et des défenseurs des droits de l’Homme.
Le Calame a vainement cherché à entrer en possession de ce document qui ne contiendrait, selon certains rescapés, qu’un seul article stipulant que les victimes renoncent à toute autre réclamation, notamment des poursuites judiciaires. A l’époque, des rumeurs circulèrent, cependant, laissant croire que les indemnisations des victimes ouvraient un long processus vers la vérité et, donc, la justice. Peu à peu instruits sur l’éventualité de l’« arrangement », beaucoup d’ayant-droits, comme la maman du lieutenant Sall Abdoulaye Moussa, mort à Inal, sous les yeux de ses amis dont le lieutenant Sy Mahamadou, rescapé et auteur de « L’Enfer d’Inal », ne l’ont pas admis et le COVIRE a connu une scission. En annonçant la clôture du dossier, sur quel déni de justice s’appuie donc le gouvernement ?
La question déborde largement du seul passif des années de braise. Combien de Noirs servent, aujourd’hui, sous le drapeau national ? La proportion est, certainement, très en deçà de la réalité démographique. Durant plusieurs années, il leur fut, en effet, interdit de concourir pour la Garde, la police ou la gendarmerie. Sous Ould Taya, certains chefs d’état-major ne se cachaient même pas d’une telle discrimination, en donnant des instructions, explicites et fermes, en ce sens. Les Maures noirs qui avaient le tort de porter des noms à consonance négro-africaine ont aussi fait les frais de ces purges dans les listes de candidats ou d’admis.
Dignité d’abord
Les propos prêtés au ministre de la Défense, par l’Agence de Presse Africaine (APA) et repris par CRIDEM, le 5 janvier, « sont très choquants par leur banalité et leur légèreté, pour ne pas dire leur mépris », s’indigne un rescapé militaire. Aucun sentiment de regret ou de repentance. En mettant en avant les montants de la « compensation » et de la pension, le ministre laisse croire, à l’opinion, que les victimes ne réclamaient que ces miettes, pour tirer un trait sur une des plus sombres pages de l’histoire du pays. En agissant ainsi, le gouvernement oublie que ces négro-mauritaniens qu’on a froidement exécutés, spoliés et expulsés hors de leur pays sont, plus que jamais, attachés à leur terroir, par eux-mêmes ou par leur descendance. Les auteurs des purges misaient, à tort, sur leur exil définitif.
« L’argent n’est rien pour nous. Ce qui compte, c’est notre dignité, notre droit à vivre chez nous, comme tous les citoyens de ce pays, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs », nous confiait Dia Ibrahima, un rescapé du mouroir d’Inal, le 28 novembre dernier, sur le site où il a vu mourir, devant ses yeux, tant de frères d’armes, pour, simplement, la couleur de leur peau. « Devions-nous attendre cette misère, pour vivre et faire vivre nos familles ? », s’est interrogé Dia. Et Abou Tahirou Gaye, orphelin, de renchérir : « Que représentent les montants brandis par le ministre, face à une seule vie perdue ? Peut-on compenser la perte d’un père trop peu connu ? Nul n’échappe à la mort mais la manière dont mon père nous a été arraché et l’ignorance du lieu de son tombeau où nous voudrions, depuis tant d’années, prier, est plus qu’affligeant ».
Certes, les Négro-mauritaniens doivent quelque chose au président Mohamed Ould Abdel Aziz, qui aura sauvé certains de ses frères d’armes, leur permettant, ainsi, de survivre aujourd’hui, et su reconnaître, à Kaédi, le 25 mars 2009, le tort causé à leur communauté. Une attitude qu’ils lui reconnaîtront, par leur engagement à ses côtés, lors de l’élection présidentielle de juillet de la même année. Certes, c’est avec lui que le tabou est tombé, à Kaédi. L’Etat a porté le chapeau et son chef s’est engagé, personnellement, à faire quelque chose pour les victimes de la répression ; il l’a fait mais l’option retenue donne l’impression que c’était, là, une affaire personnelle et non celle de la République, ce qui diminue, singulièrement, la portée du geste. Une commission nationale, constituée par des personnes-ressources, aurait eu plus de crédit au règlement de ce dossier.
Nombre de vecteurs de la propagande raciste ont pignon sur rue et ont tout fait, font encore tout, pour étouffer leurs agissements. Ils ont, notamment, beaucoup de mal à admettre que les Noirs mauritaniens, de façon générale, hormis ceux qui firent preuve d’excès de zèle, lors des tragiques évènements, placent, d’abord, leur patrie et leur dignité, au dessus de tout. Ils l’ont prouvé pendant la guerre du Sahara, aux différents postes de responsabilité où ils avaient été placés. L’argent, seul ne fait pas le bonheur. Regardez-les geindre, les retraités occidentaux, les poches pleines dans leurs asiles de vieux…
Après devoir de mémoire, devoir de justice
Ce que les Noirs ne comprennent pas, c’est pourquoi, dans un Etat dit de Droit, les victimes ne peuvent pas intenter aujourd’hui, des poursuites contre leurs tortionnaires qu’ils côtoient quotidiennement. « Nous connaissons les bourreaux de nos époux, nous les voyons tous les jours et cela accentue notre désarroi et notre frustration », disait, à Inal, Maïmouna Alpha Sy, épouse du lieutenant des douanes, Baïdy Alassane Bâ, assassiné à la brigade de gendarmerie de Nouadhibou. « Vous rendez-vous compte ? Le 28 novembre est un jour de deuil, pour nous, les ayant-droits des victimes et des rescapés », se lamentait cette dame, chapelet en main.
C’est justement ce sentiment d’une Mauritanie à deux vitesses, une Mauritanie de frustrés et une Mauritanie de gens au-dessus de la loi – autrement dit, hors la loi – qu’il faudrait que Mohamed Ould Abdel Aziz accepte de prendre en compte. Et, pour prouver sa sincérité, accepter d’abroger, comme le réclament les organisations de défenses des victimes et des droits de l’Homme, la loi d’amnistie votée, en 1993, par le Parlement soutenant le régime sous lequel ont été commis d’abominables horreurs. Le président de tous les Mauritaniens doit, également, permettre, à tous ses concitoyens, d’accéder aux corps de l’armée et de la sécurité, en signant une loi rendant le service militaire obligatoire, comme l’a suggéré Ibrahima Moctar Sarr, président de l’AJD/MR. Cette mesure aura l’avantage de rapprocher tous les jeunes Mauritaniens dans les casernes et de faciliter, ainsi, la cohabitation et la réconciliation. Certes, cela ne sera pas facile, parce que le fossé, creusé par le système en place, est très profond. Mais ne rien faire ne le comblera pas ; l’approfondira même, très probablement.
Oser franchir le Rubicon pour « plus jamais ça ! »
C’est le souhait que formulent l’ensemble des ayant-droits, des rescapés et des ONG des droits humains. Dans la voie de la réconciliation, Mohamed Ould Abdel Aziz doit aller beaucoup plus loin, en mettant en place, comme cela a été fait en Afrique du Sud, au Rwanda, en Côte d’Ivoire et, plus près de nous, au Maroc, une commission « Vérité Réconciliation ». Cette structure permettra d’une part, d’extirper le mal, parce qu’on laisse croire, aux Beïdanes, que les Kwars sont leurs pires ennemis, et d’obtenir, ensuite, un réel pardon salvateur.
Les ayant-droits des victimes et des rescapés de l’affreuse épuration ne souhaitent pas que les bourreaux soient envoyés au poteau, comme ceux-ci l’ont fait à Inal, Jreïda, Azalat, Oualata, La Guera et autres sites de tortures. A Sorimalé et à Inal, cette année, les victimes et les organisations des droits de l’Homme ont seulement demandé, à l’unanimité, la fin de l’impunité que le pouvoir semble cautionner, en refusant d’abroger la loi d’amnistie protégeant les bourreaux. Le recours au Droit transitionnel pourrait permettre, aux ayant-droits et aux rescapés de s’expliquer avec ceux qui ont cru aux chimères racistes, en vue de sceller une réelle réconciliation nationale, une vraie paix des cœurs et des esprits.
Le refus du pouvoir de franchir ce pas ne s’explique pas. En tout cas, pas avec la volonté politique affichée à Kaédi. En renversant le pouvoir démocratiquement élu en 2008, en s’emparant des thèmes de la lutte contre la corruption, de président des pauvres et de l’unité nationale, le général Aziz avait bénéficié d’un immense élan de sympathie de ses concitoyens. Plus de trois ans ont passé et le bilan n’est pas très rose. En tout cas, pas sur le volet passif humanitaire qu’il faut auditer, ni sur celui de la consolidation de l’unité nationale qu’il reste à mettre en chantier. Le président de la République n’a pas voulu ou pu s’attaquer à certains symboles du système dont il a hérité. Pourquoi, par exemple, n’a-t-il pas supprimé la règle des quotas au sein du gouvernement, des établissements publics et de l’administration territoriale ?
Pourquoi Sall Seïdou, actuel wali du Hodh El Gharbi, et Diallo Oumar, actuel wali de l’Adrar, ne peuvent-ils servir au Trarza, au Brakna, au Gorgol ou au Guidimakha, alors que leurs collègues maures sont envoyés dans n’importe quelle circonscription administrative ? Sont-ils des dangers dans ces contrées ? Depuis Moctar Ould Daddah, quasiment plus un hakem ou un wali adjoint noir, dans la vallée du fleuve Sénégal. La ségrégation est bien là et pas que là, hélas. Le racisme est implanté, sournois. L’extirper est aussi vital, pour notre Mauritanie commune, que tordre le coup à la gabegie. Il en va de notre avenir commun.
Dalay Lam
Pour le calame