Les Forces Progressistes du Changement (FPC) Mauritanie

De la politique à la poétique ou l’accomplissement d’un engagement total dans Sawru gumdo (bâton d’aveugle) de Kaw Touré.

Par Mamadou Kalidou BA

Groupe de Recherches en Littératures Africaines (GRELAF)

Faculté des Lettres et Sciences Humaines

Université de Nouakchott Al Aasriya.

Depuis des temps immémoriaux, le peuple peul a fait de l’oralité le mode d’expression névralgique de sa civilisation. Selon de nombreux historiens, certains intellectuels peuls qui

avaient ressenti le besoin de recourir à l’écriture avaient inventé la transcription de leur langue en caractères ajani très proches de l’arabe classique. Mais de manière générale, de la

Mauritanie au Cameroun, les Peuls sont demeurés un peuple de tradition orale jusqu’au début du XX ème siècle. Aujourd’hui encore, nous pouvons dire avec certitude que dans la région du

Fouta Toro septentrionale et méridionale, l’oralité domine très largement sur la pratique de l’écriture dans l’expression littéraire de l’homopeulanus. Dans des centres d’alphabétisation

qui, dans certains cas, deviennent de véritables écoles de recherche en linguistique, la poésie poulare émerge et renait constamment sous l’impulsion de générations toujours plus conscientes de la nécessité de résister à une acculturation ambiante d’autant plus dangereuse qu’elle est orchestrée par des politiques publiques discriminatoires. A propos de la nécessité absolue de persévérer dans l’expression de sa langue, Amadou Hampâté Ba écrit:

« L’abandon de nos langues nous couperait tôt ou tard de nos traditions et modifierait tôt ou tard la structure même de notre esprit » 1 . Les Peuls instruits en français et/ou en arabe

participent à ce mouvement de renaissance en s’exprimant dans leur langue maternelle parallèlement à l’utilisation des langues étrangères qui leur sont imposées de fait.

Kaaw Tokosel Touré alias Kaaw Eliman Bilbassi Touré est un de ces intellectuels très conscients de la nécessité absolue de participer à cette œuvre sacrée de résistance à l’uniformité, une uniformité qui écrase les langues et cultures minoritaires ou faibles remettant ainsi en cause ce que le monde a de plus beau : sa diversité!

Touré est né en 1967 à Djowol où il apprit ses premiers versets de Coran dans sa famille elle- même, de laquelle était issu l’Imam du village. Il entame sa scolarité moderne à N’Diago et à Djowol avant d’arriver à Kaédi pour le cycle secondaire. C’est à ce niveau que sa vie bascula.

En effet, déjà actif dans les mouvements progressistes des élèves et étudiants, il est arrêté en 1986 pour subversion alors qu’il n’avait que 18 ans. Sorti de prison, il est exfiltré de justesse pour échapper à une nouvelle incarcération dans les geôles du dictateur Mouawiya ould Taya à l’époque président de la Mauritanie. Commence alors pour lui un long exil d’abord à Dakar, puis en Suède où il vit encore aujourd’hui. Membre des Forces de Libération Africaine de

Mauritanie (FLAM) dont il fut pendant longtemps la cheville ouvrière de la communication,

Kaaw Touré est aujourd’hui le porte-parole des Forces Progressistes du Changement (FPC), le parti politique résultant de la mutation des FLAM en 2014.

Il va sans dire que sa poésie est, tout à la fois, la représentation et le plaidoyer de son action politique en faveur de l’égalité et de la justice dans son pays.

Les deux poèmes de K. Touré que nous avons choisis d’étudier dans cette contribution sont extraits de son recueil de poésie inédit intitulé Sawru gumdo, bâton d’aveugle. Nous en avons assuré la traduction. Ainsi, les deux poèmes du corpus sont respectivement titrés Ndimaagu / Dignité et Mbayniingu am / Mes adieux.

Après avoir présenté le corpus, nous verrons comment l’auteur pose les bases idéologiques fondées sur des valeurs et des principes qui ont motivé son combat politique qui l’a forcé à

un exil inattendu alors qu’il sortait à peine de l’adolescence. Ensuite nous plancherons sur le processus de mise à l’index de l’oppression politique par une dénonciation radicale destinée à ébranler les bases d’un racisme d’Etat de plus en plus décrié par les Mauritaniens de toutes les origines. En filigrane, dans cette analyse, nous mettrons en relief l’esthétique des poèmes construite à partir d’éléments discursifs et stylistiques que la traduction française a du mal à prendre en charge.

I. Corpus

Ndimaagu / Dignité

Holi to ngonɗaa? /Où es-tu?

Min naniima min njiɗiima-/ De toi, nous entendîmes parler et t’aimâmes.

Kala to mbaawɗaa won´de ma min ngabbe/ Nous te suivrons où tu iras.

Kala to naatɗaa ma min njaltine/ Te retrouverons partout où tu entreras.

Fooftere e ɗoyli min ngoɗiima sabu innde ma/ Repos et sommeil, nous abandonnâmes pour ton nom.

Leɗɗe min ŋaayiima no ñuuƴi /Sur les arbres nous montâmes tels des fourmis.

Kaaƴe min ŋabbii, tule ceene min ɓafii/ Sur les collines nous montâmes, et les dunes, rampâmes.

Diwooje e degooje e kayooje min njolii /Dans les avions, les voitures et les bateaux, nous voyageâmes.

Dunuuli cukkuɗi min naatii /Dans les forêts touffues, nous pénétrâmes.

Luurooji min corkiima/ Dans les grottes, nous nous engouffrâmes,

Caalli min ndiwii, lugge min mutii/ Sautâmes sur les marigots et nageâmes dans les mares,

Naange min ngelii Affrontâmes/ le soleil ardent,

Jammaaji niɓɓi min taƴii / Traversâmes les nuits sombres.

Kullon ladde e ndiwri min nulii /Les bêtes sauvages, nous envoyâmes.

Ndimaagu min njiɗiima/ Dignité, nous t’adorons!

Pittaali amen min ndokkiima/ Nos vies te furent sacrifiées.

Heewɓe ina paarnoro ma/ Nombreux sont ceux qui, de toi, s’honnorent.

Ndimaagu / Dignité!

Ndimaagu wela innde wela wonde/ Dignité, un beau nom et un bel être.

Woɗɓe ina njuloro ma /D’autres, de toi, font leur gagne-pain.

So yimɓe njeewtii ko haala ma/ Des gens, tu es le principal sujet de

conversation.

So yimɓe cippiraama pellondiraama ko innde ma. /A ton nom des hommes se livrent à des luttes et autres guerres.

So yimɓe ngeƴƴilaamaa leeptaama ko yiɗde ma./ D’autres stigmatisés, torturés pour t’avoir aimé.

Ndimaagu heɗo mi yiman ma/ Dignité, reste donc que je chante ta gloire.

Waraaɓe sabu yiɗde ma/ Les martyres pour ton amour:

Patris Lummumba to Konngo ma/ Patrice Lumumba au Congo

Tomaas Sankara to e Burkina /Thomas Sankara au Burkina

Abdul Bokar ɗaa e Fuuta ma/ Abdoul Bocar ici au Fouta

Steve Biko to leydi Mandelaa/ Steve Biko au pays de Mandela.

Saydu en tokoraaɓe e Saar Aamadu to Muritani ma./Saidou, les homonymes et Sarr Amadou en Mauritanie.

ɓee fof momtaama sabu innde ma. /Tous furent assassinés pour ta cause.

Ndimaagu. Dignité!

Ko aan woni faabu pittaali/ C’est toi le sauveur des âmes.

Laamuuji njaanndu tampinii winndere/ Les pouvoirs iniques oppriment le monde.

Heege, ɗomka, ñabbuuli mobbii tagoore/ La faim, la soif, les endémies assaillent l’humain.

Ndimaagu a hoɗii ɓerɗe /Dignité, tu règnes sur bien des coeurs.

Fijirde min cali doorde so wonaa ngaraa/ De ta venue, nous fîmes la condition de toute distraction.

Ndimaagu bismilla ma/ Dignité, sois la bienvenue.

Feeñ, suppito, lewñu! /Apparaîs, émerge et brille!

Min njaɓɓoro ma ko ɓuri welde e jimɗi /Nous t’accueillerons avec les plus belles de nos chansons.

So Haayyooy ma giɗo koɗo belo./ Bienvenue, l’amie, honorable visiteuse.

Ndimaagu holi to ngonɗaa min ngabboma?/ Dignité, où es-tu, que nous te suivions?

Ndakaaru 08/08/1988 Dakar le 08/08/1988.

Mbayniingu am / Mes adieux

Sellii laaɓii ko mbayniigu muusi/ Soit dit et confirmé que douloureux sont les adieux

Ko yahdu muusi fof ko ndu waynaaka ɓuri/ Si l’aventure est douloureuse, celle sans adieux l’est davantage

Ko, o ñalawma e nder leydi am laatii mi arani. /Ce jour-là, dans ma patrie, je devins étranger

Leydi am wontii gooski am/ Ma patrie devenue mon cercueil

Leydi am wontii buruuti am/ Ma patrie métamorphosée en parasite

de mon corps

Leydi am raddi kam/ Ma patrie me pourchasse

Jahdiiɗo am ko jahdigel kala sahaa e nde hare/ Mon compagnon est celui qui épousa la lutte.

Jahdigel am ko Muusaa Kummba Maabo/Mon compagnon est Mousa Koumba, le tisserand.

Kono baaba makko wiyi mo ko Alasan taan Jarno./Mais son père le nomma Alassane

jarno.

Ko nder lewru bowte haa jooni mi yejjitaani/ C’est au mois de decembre que je n’ai point oublié.

Amin ngoya tato sahodinɓe Jereyda min ngaynaani/ Nous pleurions, les trois martyrs de Jréyda que nous n’avions fini de

plaindre,

Haa laatii mi kulel baañateengel mi tinaani/ Quand je devins une proie chassée, à mon insu.

moolɗo-mi ko ɓe morooɓe no ndamndi/ Qui me portait secours devenait cible de castration

ñooltuɗo mi ko ñoloowo e nder kasooji/ Qui me tendait la perche pourrirait dans les cachots

Sukuño ko pinnuɗo so wonaa teew ɓaleejo alaa ko yiɗi/ L’ogre est décidé à se nourrir de chair noire.

Nguru am o hufta o tira Ma peau, à dépecer, tanner et confectionner.

 Mbaggu o tunnga Zaguwaar o serkita/ Le tam-tam pour jouer au Zagwar effrené.

Kaaw am Abdul tokara kaaw mum Abdul Ngayde/Mon oncle Abdoul, homonyme d’Abdoul Ngaydé

banndu neene am ɓe ndummbi/ Frère de ma mère, ils emprisonnèrent

So ɓe nanngaani mi ɓe ngoondi ɓe njaltinaani/ Ils firent de lui l’otage, rançon de ma capture,

Kono ɓe ngonaa jomiraaɗo ɓe njejjitii./Mais oublièrent-ils qu’ils ne sont pas Dieu.

Ganndo Alla e binndi ɓe ngoppiti tawa ɓe tinaani./ Ils libérèrent le savant d’Allah sans savoir comment.

Kono nguutu maɓɓe e am Geno jaɓaani/Mais leur rancune à mon endroit ne fut agréée de Dieu.

Firti peeje maɓɓe ɓe tinaani./ Qui détruisit leur complot à leur insu.

Leydi am faaɗiri kam /Ma patrie me devint exiguë.

Leydi am sukkiriikam/ Ma patrie me parut encombrée.

Leydi am toowirikam/ Ma patrie me parut hautement inaccessible.

Dimmbe ngonno mi uddiraama haangaaɓe yaltotaako/Dimbé où je résidais, fut close par des fous.

No coɓɓuli galle ɓe ñiiɓaama e kala boli/ Tels des recoins de maison, ils furent fixés sur toutes les rues.

Yahdu yontii etee jonnde woodaani /Au moment du départ, on ne s’assied point.

Yahdu yontii wonaa neene wonaa baaba mi waynaaki/ L’heure du départ sonna et je ne fis mes adieux ni à Maman, ni à Papa.

Giɗo maa njaafoɗaa mi heblaaki / Bien aimée, pardonne-moi car ce fut précipité.

Wuro am, saare Taano ɗo nganndumi ngoowaami/ Mon village, terroir de grand-père, que je connais et où je suis reconnu.

Mi waynaaki mi juuraaki/ Pas d’adieux, ni de commémoration.

Gomu am e fedde am e kala yahdiiɓe tintaani/ Camarades, classe d’âge et compagnons ne furent informés

Galle Baaba e welde ko ƴaaqtel mbaɗmi/ Même l’agréable maison paternelle ne fut qu’une escale

Miñiraaɓe e mawniraaɓe mi yeewtidaani/ Pas de concertations avec cadets ni aînés

Yahdu yontii jonnde woodaani /A l’heure du départ, on ne s’assied pas.

Leydi am waɗiikam ko mi sikkaano /Ma patrie me traita comme je ne l’espérais.

Leydi am holliriikam ko waawno/ Ma patrie m’exposa son animosité.

Mi wiyaani mi naamnaaki so wonaa fotde am/ Et pourtant je n’ai dit, ni réclamé que mes droits

Fotde am e nder ngenndi am./Mes droits dans ma nation.

Fotde am wonti mbaroodi am e nder leydi am/ Mes droits métamorphosés en prédateur dans ma patrie.

Ko tokora am, baaba Gorel, sehil baaba am/ C’est mon homonyme, père Gorel, ami de mon papa,

awƴimi ngal jaaltaaɓe e nder majal /qui me transporta (en pirogue) en un éclair.

Worgo maayo min keeɗti e ciirtal./ Au sud du fleuve nous fîmes en un clin d’oeil.

Njeccitii-mi caggal jamma ko niɓɓo haydara mi heptinaani./Je me retournai, la nuit sombre, je ne reconnaissais rien.

Gite am toɓi mi teyaani, koyɗe keli ndiccii-mi/ Je ne pus retenir mes larmes, mes jambes s’affaissèrent et me mirent à genou.

E ceenal Bilbasi kofii mi, mabbu mi leydi ɓuucii-mi/ Agenouillé sur le sable de Bilbassi, j’en ramassai et l’embrassai.

Ko Jowol worgo hotti mi jaɓɓii mi, bismii mi./ C’est Djowol-sud qui m’accueillit, m’honora par la bienvenue.

Ko ñande heen ngooŋɗin-mi ko nde rewo ronnka nde worgo

hoɗaa./ Ce jour, je fus persuadé que c’est l’hostilité du nord qui induisit l’occupation du sud.

Leydi am mi ferii mi yontaani /De ma patrie, je m’exilai avant l’heure.

E teppe Sayku Umar mi rewii / Sur les pas de Cheikh Oumar, je marchai.

E nder ladde mi ulliima/ Pour l’aventure, je m’en allai,

Mboɗo yiiloyo ko mi mooftaani / A la recherche de ce que je ne

possédais:

Ndimaagu leñol am / La dignité de mon peuple.

Ko jam tan njiili-mi/ Je ne veux que la paix.

Ko duwaaw jinnaaɓe tan njooɓii mi./ Que la bénédiction des parents comme viatique.

II. Bases idéologiques : valeurs et principes de l’engagement.

Formidable prosateur, redoutable communicant politique, Kaaw Touré ne s’exprime cependant en poésie que dans sa langue maternelle, en poular. Sans doute est-elle plus à même de permettre le jaillissement des larmes de douleur que la pudeur a longuement retenue dans les replis d’une âme blessée. Il est établi que c’est dans sa langue maternelle que l’on pleure et rit le mieux. Si quelques-uns de ses vers traduisent un sentiment personnel,

l’essentiel de sa poésie porte sur son engagement politique. Les choses se passent comme si dans sa traversée du désert, dans son parcours jonché d’écueils, parsemé d’oppressions multiformes, l’homme politique appelait le poète à sa rescousse. Face à une réalité accablante, à l’immobilisme qui semble plomber une situation d’injustice intenable, l’homme politique se transmute en poète pour lever le verrou de la parole. Une parole qui endosse alors cette fonction exutoire par laquelle l’expression des mots soulage une âme meurtrie par les affres d’une humaine condition. Une forme de catharsis aurait dit Aristote.

Qu’est-ce qui afflige le poète au point que sa vie devienne un enfer ?

 Quel malheur empoisonne son existence à telle enseigne que devenir combattant lui apparait comme la seule alternative possible? La réponse à ces interrogations est sans ambages. L’homme, alors qu’il n’était qu’au lycée, a pris conscience que sa dignité qui lui était aussi chère que sa vie, est dangereusement menacée par un nouvel ordre politique. Oui, la DIGNITE! Un concept? Une représentation? En tout cas une abstraction qui, de par sa valeur chez les hommes, pèse plus lourd que toutes les montagnes sur la terre. La dignité est donc cette valeur au travers de la laquelle l’être humain a le sentiment d’appartenir pleinement à son espèce qui, au fil de l’histoire s’est distinguée par la raison, formidablement traduite par sa capacité à user de la parole. Elle consacre fondamentalement une certaine égalité entre les individus qui composent un groupe humain. C’est pourquoi, si la dignité est la conséquence de l’égalité, cette dernière est la garante de l’acquisition et de la conservation de toute dignité pleine et entière.

Constatant l’arabisation à pas forcés à laquelle lui et ses camarades négro-africains (Peuls, Soninkés, Wolofs) étaient soumis par le pouvoir militaire qualifié d’inique (« Laamuuji njaanndu tampinii winndere/ les pouvoirs iniques oppriment le monde ») alors dominé par les lobbies de nationalistes arabes étroits, le jeune lycéen prend conscience des enjeux qui menacent son identité. Avec ses camarades, ils expriment leur révolte par un mouvement de grève et exigent que la réforme de l’éducation prenne en compte leur identité matérialisée par leurs langues et cultures négro-africaines. Comme leurs aînés du mouvement de la négritude, ils refusent toute assimilation, ici à une arabité qu’ils respectent, mais qui reste distincte de leur culture.

Aussi, alors qu’ils espéraient qu’on les écoutât, que l’on discutât avec eux de leurs doléances légitimes, le régime dictatorial de l’époque, décidé à imposer une uniformité arabe aux composantes négro-africaines de Mauritanie, s’engagea dans une répression féroce des grévistes. Répression par laquelle on leur signifiait qu’il n’y aurait pas d’égalité pour eux dans le pays de leurs ancêtres. Certains plient, mus par leur instinct de survie alors que d’autres

assument la révolte en s’engageant dans une lutte totale de résistance. Kaaw Touré est de ceux-là car depuis sa première arrestation en 1986, jamais il n’a suspendu son combat pour

l’avènement d’un ordre social et politique dans lequel toutes les communautés mauritaniennes seraient également traitées par le pouvoir central.

Eprouvant le besoin de mettre les mots à sa douleur, d’expliquer le sens de son combat à partir de son point de départ, le poète fait preuve de pédagogie en démontrant ce que représente pour lui la « dignité », titre éponyme du poème.

Ndimaagu! Holi to ngonɗaa? / Dignité! Où es-tu?

Min naniima min njiɗiima/ De toi, nous entendîmes parler et t’aimâmes

Kala to mbaawɗaa won´de ma min ngabbe Nous te suivrons où tu iras. Kala to naatɗaa ma min njaltine Te retrouverons partout où tu

entreras.

Fooftere e ɗoyli min ngoɗiima sabu innde ma/ Repos et sommeil, nous abandonnâmes pour ton nom.

Au plan énonciatif, la communication du poète procède par un rapport dialogique à travers lequel la « dignité » est interpellée comme un interlocuteur. Une telle interpellation confère au

valeureux concept (ou concept de valeur) un souffle de vie. La « dignité », notion abstraite, est ainsi personnifiée et élevée au rang de protagoniste du poète. Un protagoniste objet d’un amour absolu pour lequel Kaaw Touré est prêt à tous les sacrifices: perdre le repos et le sommeil réparateurs, voyager par tous les chantiers, avec tous les moyens de déplacement au risque de perdre la vie: « Pittaali amen min ndokkiima / No vie te furent sacrifiées ». Le poète reprend ici cet apophtegme du guerrier peul qui affirme qu’à certaine étape de la vie, l’enjeu cesse d’être : « est-ce que je veux vivre? Pour devenir : voudrais-je vivre à tout prix? ».

A partir de cet instant, le poète fait un choix : celui des principes et des valeurs. Vivre sans dignité devient à ses yeux, synonyme de « vie dépourvue de sens », donc d’une sorte de néant de la vie puisque la dignité, elle seule, fonde intrinsèquement la valeur humaine. Ce choix d’ordre existentiel (au sens où l’employait Jean-Paul Sartre) induit, presque inéluctablement, l’enfermement dans un état psychologique lourd de précarité. Le poète, comme pour se punir de n’avoir pas réussi tout de suite à vaincre les forces rétrogrades, se fait à lui-même un serment: ne plus se distraire tant qu’il ne reconquérât pas sa dignité. « Fijirde min cali doorde

so wonaa ngaraa / De ta venue nous fîmes la condition de toute distraction ». Le poète s’isole délibérément pour se consacrer à l’essentiel. Le refus de la distraction se justifie aussi par son

désir de se solidariser d’avec les martyrs que l’amour de la dignité a perdus. Des hommes avec lesquels il partage les principes et les valeurs fondateurs d’un destin commun. A ce titre, il délare :

Waraaɓe sabu yiɗde ma/ Les martyrs pour ton amour:

Patris Lummumba to Konngo ma/ Patrice Lumumba au Congo

Tomaas Sankara to e Burkina/ Thomas Sankara au Burkina

Abdul Bokar ɗaa e Fuuta ma/ Abdoul Bocar ici au Fouta

Steve Biko to leydi Mandelaa/ Steve Biko au pays de Mandela.

Saydu en tokoraaɓe e Saar Aamadu to Muritani ma./ Saidou, les homonymes et Sarr Amadou en Mauritanie.

ɓee fof momtaama sabu innde ma./ Tous furent assassinés pour ta

cause.

A l’écho engendré par la résonnance d’un grand nom de l’histoire du Fouta tel que Abdoul Bokar Kane, répond celui d’autres comme Lumumba (Congo), Sankara (Burkina); sur le même paradigme, la légende de Steve Biko et Mandela tutoie en hauts faits les noms de Ba Saidou, Sy Saidou et Sarr Amadou 2 assassinés par le régime de Ould Taya à la suite d’une intention de coup d’Etat. Le poète indexe les deux premiers noms (saidou) par la formule de mise en facteur « saydu en tokoraabé /saidou les homonymes ». Il va sans dire que seuls ceux qui sont imprégnés de l’histoire politique de la Mauritanie peuvent déchiffrer cette figure de suggestion. En effet, en 1987 une intention de coup d’Etat attribuée à des officiers négro-africains qui souhaitaient renverser le pouvoir dictatorial et raciste de Mouawiya ould Taya sont arrêtés; trois d’entre eux (les trois noms cités plus haut) sont exécutés à la suite d’un

simulacre de procès et un verdict rendu dans l’opacité d’une caserne militaire.

Selon le poète, tous ces leaders de l’Afrique contemporaine ont perdu la vie parce qu’ils recherchaient la « dignité », valeur cardinale sans laquelle il n’y avait pas de vie possible pour

eux. A l’instar de ces martyrs des causes justes, Kaaw Touré entend, contre vents et marrées, poursuivre son combat. Il s’agit de vaincre ou périr les armes de l’intellectuel entre les mains.

III. Mise à l’index de l’oppression.

Après avoir expliqué les raisons de son engagement par une mise en exergue des valeurs et principes qui motivent son combat, Kaaw Touré s’attèle, dans le second poème de notre corpus (Mbayniingu am / Mes adieux), à indexer l’oppression que lui et les siens

subissent dans une Mauritanie minée par les tares de l’injustice raciale et ethnique.

Contrairement au poème précédent, celui-ci procède par la narration d’un évènement marquant le départ du poète de son pays pour une aventure dont il ne pouvait imaginer qu’elle durerait plus de deux décennies. En effet, considéré comme un des membres actifs d’un mouvement de contestation, les éléments de la sureté d’Etat entamèrent une vaste recherche pour retrouver Touré et quelques-uns de ses camarades. Ayant déjà subi une

première arrestation et se sachant particulièrement en danger (« Sukuño ko pinnuɗo so wonaa teew ɓaleejo alaa ko yiɗi / L’ogre est décidé à se nourrir de chair noire »), l’activiste politique, conseillé par ses proches, décida de prendre le chemin de l’exil. 

De Kaédi, surnommée dans le poème « Dimbé », il devait traverser le fleuve Sénégal pour aller se réfugier sur la rive gauche. L’urgence de la situation impose un départ précipité pour échapper aux poursuivants d’autant plus redoutables qu’ils ont des alliés (agents secrets) dissimulés aux coins des rues déguisés en fou! Point de temps pour faire ses adieux à qui que ce soit, ce qui ajoute à la douleur de l’exil.

En assimilant sa « patrie » à l’Etat ou plutôt les représentants de celui-ci qui le pourchassent, le poète file une longue métonymie qui s’étend sur quatre vers. « Ko o ñalawma e nder leydi am laatii mi arani / Ce jour là, dans ma patrie, je devins étranger … Leydi am raddii kam / Ma patrie me pourchasse ». Cette figure de style lui permet de souligner tout le poids de l’oppression qu’il subit en ce moment précis où il est poussé à l’exil. Etymologiquement la

« patrie » renvoie au pays paternel, mais par extension elle représente la matrice protectrice de l’enfant contre tous les dangers. Il en appert que lorsque c’est ce giron protecteur qui se

métamorphose en prédateur, l’injustice subie se revête de toute la hideur de son intensité.

A peine le sol du pays hôte foulé, l’exilé réalise qu’il vient de quitter la maison paternelle pour longtemps. Là, alors qu’il aperçoit encore les lueurs de Djeol, il fléchit sous le poids d’une douleur où se mêlent déjà la nostalgie et la sidération. Lorsqu’il prend dans ses mains du sable de Bilbassi qu’il embrasse, c’est pour conserver de sa terre natale cette odeur qu’il envisage d’imprimer sur sa mémoire. Seul viatique d’un combattant pour l’égalité en exil.

L’intensité des souvenirs conserve le lien sentimental avec le pays et maintient par conséquent la tension de la lutte. Lorsque les forces de l’oppression comprirent que leur proie leur a échappé, ce fut sur son entourage que la vengeance s’abattît.

« Kaaw am Abdul tokara tokoro mum Abdul Ngayde /Mon oncle Abdoul, homonyme d’Abdoul Ngaydé / banndu neene am ɓe ndummbi / Frère de ma mère, ils emprisonnèrent / So ɓe nanngaani mi ɓe ngoondi ɓe njaltinaani / Ils firent de lui l’otage, rançon de ma capture ».

On est bien loin de toute notion de justice puisque le crime – si crime il y a – imputé au neveu devait être endossé par l’oncle. Les représentants de l’Etat républicain adoptent alors des pratiques aussi ridicules que la prise d’otage et la demande de rançon… En soulignant ce fait inique, le poète montre toute l’absurdité des arrestations qui étaient perpétrées par des forces de sécurité mauritanienne au sud du pays pendant les années de braise; Forces aux ordres d’une oligarchie aveuglée par la haine raciste. C’est « le franc-parler toucouleur » style d’élocution tel que Oumar BA le décrivait dans son ouvrage intitulé Le Fouta Tôro au

carrefour des cultures (3) . La prise de conscience de sa situation d’exilé est traduite par le poète par ce vers où il reprend ce propos proverbial connu de la majorité des locuteurs du poular : « Ko ñande heen ngooŋɗin-mi ko nde rewo ronnka nde worgo hoɗaa / Ce jour, je fus persuadé que c’est l’hostilité du nord qui induisit l’occupation du sud ». Mais au lieu de ramolir ses ardeurs, de

l’anéantir psychologiquement, cette synergie de douleurs semble plus que jamais conforter Kaaw Touré dans sa résolution de poursuivre son épopée politique tel cet autre ancêtre du

Fouta qu’il nomme et sans doute auquel il souhaite emboiter le pas. Elhadj Oumar Tall, puisqu’il s’agit de lui, est le résistant à l’occupation coloniale le plus célèbre de l’Afrique de l’Ouest. Lui qui dans sa chevauchée mémorable fit preuve d’un courage et d’une abnégation à toute épreuve, s’était aussi battu pour la « dignité de [son] son peuple ». Une similarité des luttes qui honore le poète, au-delà sa personne, tous les combattants des causes justes.

Conclusion

C’est sur le réseau social Facebook que, nous avons découvert presque par hasard la poésie en poular de Kaaw Touré. Suivi par des milliers d’internautes, il est aujourd’hui encore considéré comme une des plus grandes figures influentes de la toile mauritanienne, au grand dam de ses adversaires politiques. De temps en temps il publiait une vidéo ou faisait un « direct » (live) où il déclamait, souvent sur fond musical, quelques-unes de ses productions

poétiques. A chaque fois que j’avais l’opportunité de l’écouter, j’étais séduit par la beauté de ses vers dont la forme s’harmonise avec le contenu dans un continuim saisissant. Ayant depuis lontemps le projet de travailler sur les littératures et traditions orales de langue poulare, je proposais à Kaaw Touré de traduire en français sa poésie pour permettre à ses auditeurs/lecteurs non poularophones d’apprécier le sens de son engagement traduit dans ses poèmes (jime).

La traduction est un domaine de recherche qui s’est, de jour en jour, avéré particulièrement intéressant pour nous. On le sait, même lorsque le texte à traduire est en prose, la traduction pose d’énormes difficultés liées à l’inadéquation du lexique, de la syntaxe, de la grammaire et certainement de la conjugaison en vigueur dans les deux systèmes linguistiques concernés. Losqu’il s’agit de texte poétique ces difficultés sont majorées par la

nécessité de prendre en compte les dimentions métrique et prosodique qui incarnent la plus value de la poésie sur la prose. A ce propos, Abdoul Aziz Sow fait d’ailleurs une remarque bien similaire lorsqu’il écrit « Malheureusement, la transcription et la traduction (…) n’aboutissent qu’à (…) donner un livre muet et à en effacer la signature vocale et instrumentale » 4 .

Aussi, nous avons été particulièrement confronté au choix qu’il a fallu faire, ça et là, quand au temps verbal – pour le passé, fallait-il choisir l’imparfait, le passé composé ou le passé simple? – ou l’articulation syntaxique pour rendre compte de la meilleure manière possible du sens et de la poéticité du vers dans le poème.

L’analyse du premier poème (dignité) a permis de montrer comment l’auteur entreprend d’expliquer les bases idéologiques qui fondent son combat politique. Surfant sur un souffle poétique à intensité croissante, il s’efforce de démontrer la justesse de la lutte que lui a imposée la situation d’oppression à laquelle il est confronté. En effet, comment s’accommoder d’une vie sans dignité? Comment accepter d’être traité en inférieur simplement parce que l’on est différent et que l’on tient à conserver cette différence caractéristique de notre personnalité? L’analyse stylistique souligne l’ampleur des figures rhétoriques mises en branle pour donner aux mots une forme de canif.

Enfin le second poème de notre corpus (Mes adieux) présente une approche plus personnelle de l’objet. L’oppression politique y est dénoncée à travers le récit du départ d’exil du poète. Il est marqué par la construction d’images fortes rigoureusement schématisées – le combattant pourchassé et obligé d’entrer dans la clandestinité, agenouillé sur le sable de Bilbasssi pour embrasser une dernière fois la terre de ses ancêtres – par une description

méticuleuse. Le parallélisme opéré vers la fin du poème avec les personnages historiques (Lumumba, Sankara, Mandéla, Ba, Sy, Sarr) confère au combat une dimension internationale, voire universelle. Il établit que tous les combats pour l’égalité et la liberté ont un

dénominateur commun: la conquête ou la reconquête de la dignité humaine.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

I – Corpus: inédit.

II- OUVRAGES ÉDITES : 

BA Amadou Hampâté, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence Africaine, 1972.

BA Oumar, Le Fouta Tôro au carrefour des cultures, Paris, L’Harmattan, Paris, 1977.

BOYE Alassane Harouna, J’étais à Walata ou le racisme d’Etat en Mauritanie, Paris, L’Harmattan,1999.

SOW Abdoul Aziz, La Poésie orale peule. Mauritanie-Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2009.

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