S. Bachir Diagne (philosophe): «Des langues africaines, d’écriture et modernisées»
Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui. C’est le titre d’un ouvrage, publié cette semaine, aux éditions du Seuil, sous la direction de l’écrivain congolais Alain Mabanckou.
Il regroupe les contributions d’une vingtaine de chercheurs, d’écrivains et de penseurs de l’Afrique, qui ont tous participé au colloque du même nom, au Collège de France, l’an dernier. Notre invité, le Sénégalais Souleymane Bachir Diagne, philosophe et enseignant à l’université de Columbia à New York, a participé à ce colloque. Il nous livre son analyse.
Souleymane Bachir Diagne: Si il s’agit de penser l’Afrique, il me semble qu’il fallait revenir à la question des langues africaines et à une véritable politique des langues qui ferait que les langues africaines cesseraient d’être confinées dans les usages strictement privés ou encore dans des interactions strictement privées pour devenir des langues de création, des langues de réflexion philosophique, d’écriture, des langues qui seraient modernisées.
En même temps, il y a les langues d’Afrique que sont devenus, par la force des choses, le français, l’anglais ou le portugais. Par conséquent, avoir une politique diversifiée qui fasse que les langues africaines aient toute leur place dans une pensée de l’Afrique et pour l’Afrique, me semblait important.
Mais qu’est-ce que ça apporterait de plus de penser l’Afrique dans des langues africaines ?
D’abord, cela permet de renouer avec une histoire intellectuelle de l’Afrique. Les langues africaines ont été des langues porteuses de réflexion, de création et il n’est tout simplement pas acceptable qu’elles cessent de l’être. On ne pas laisser ces langues demeurer, comme ça, confinées dans des usages strictement privés. Pour vous donner un exemple, le swahili est devenu une des langues de l’Union africaine. Il est probable que dans les évolutions futures, on demande aussi qu’une ou deux langues ouest-africaines deviennent des langues de l’Union africaine. Nous sommes dans un mouvement, je crois, de renouveau des langues africaines et de renouvellement de leurs capacités à être des langues de création.
Pour accentuer ce mouvement, est-ce qu’il faudrait instaurer des politiques au niveau des Etats ? Est-ce que c’est ce qui manque aujourd’hui ?
C’est ce qui manque. Il faudrait avoir des politiques linguistiques claires, comme par exemple des politiques éducatives. Comment faire en sorte que ces langues interviennent dans le système d’enseignement, à côté des langues comme la langue française, par exemple, ou de la langue anglaise ? A quel moment faut-il introduire les langues africaines dans le cursus des enfants ? Est-ce qu’il vaut mieux, d’ailleurs, que leurs premières années soient consacrées à l’étude, dans la langue qui est la langue de la maison ? Toutes ces questions se posent, différemment cependant – il faut le dire – selon les pays. Mais il y a là évidemment une politique linguistique à avoir, y compris une politique linguistique d’ouverture des langues internationales, comme l’anglais.
Alors justement, vous ne mettez pas non plus face à face ces langues africaines et les langues que vous qualifiez de langues d’Afrique. Vous plaidez pour un aller-retour entre les deux. Pourquoi un aller-retour plutôt que tout simplement penser tout en wolof, par exemple, ou penser en swahili ?
Je ne crois pas que cela soit souhaitable. Justement de ce point de vue, je ne suis pas séparatiste. Je prends ma discipline, la philosophie. Il y a un avantage à penser – comme je le dis – de langue à langue. Penser un problème philosophique à la fois en français et en wolof éclaire ce problème. En effet, la manière dont nous pensons doit beaucoup également aux langues que nous parlons, aux langues dans lesquelles nous pensons et aux mots que nous employons. Etre un traducteur, pouvoir faire cet aller-retour entre les langues, c’est une certaine manière d’éclairer le problème philosophique auquel on a affaire.
Mais du coup, il faudrait parler dix, quinze langues ?
Je crois qu’il faut en parler au moins deux et qu’elles soient très différentes. Ce que je vise, c’est la capacité qu’a l’individu de ce décentrer, de regarder sa langue depuis une autre langue, de considérer son identité depuis ce qui n’est pas son identité.
Et vous-même, dans quelle langue vous pensez l’Afrique ?
Eh bien cela dépend. Je prends les langues dans lesquelles j’écris. J’écris en général en français quand j’ai le choix ; j’écris également beaucoup en anglais et j’écris plus rarement – mais je l’ai fait – en wolof. Chaque fois que je m’installe dans une langue, je m’installe pleinement dans cette langue-là, c’est-à-dire que j’ai le sentiment que je pense totalement dans la langue en question.
En revanche, les autres langues que je parle ou bien dont j’ai connaissance, sont quand même, d’une certaine façon, présentes dans ma pensée pour relativiser ce que je dis.
Cela permet toujours d’avoir cette manière de s’examiner et de se dire, est-ce que le fait que je parle telle langue ou que je pense dans telle langue explique la manière dont je pense ? Est-ce que je ne dis pas ce que je dis, uniquement parce que je pense en français ? Eh bien, si vous avez une autre langue à votre disposition, vous vous rendez compte qu’effectivement vous pouvez répondre à cette question.
Par Magali Lagrange
RFI