Les Forces Progressistes du Changement (FPC) Mauritanie

Témoignage: avril1989, expulsions forcées (suite)

altLes émeutes et les tueries d’avril 1989 dans les deux pays, qui culminèrent par l’établissement d’un pont aérien, ne furent en fait en Mauritanie que le prologue de la vaste campagne contre les Noirs qui suivit. Le gouvernement mauritanien profita du pont aérien pour commencer l’expulsion systématique vers le Sénégal de tous les citoyens noirs, les obligeant à quitter le pays par avion ou en traversant le fleuve. Parmi les personnes expulsées figuraient des intellectuels, des fonctionnaires, des hommes d’affaires, des syndicalistes, des personnes suspectées d’appartenir à l’opposition ainsi que des paysans et des éleveurs de la vallée du fleuve Sénégal. Le gouvernement tenta de justifier ces expulsions massives en les décrivant comme une mesure visant à “rapatrier” des Sénégalais ayant obtenu la nationalité mauritanienne de manière frauduleuse ou à expulser certaines personnes dont il ne pouvait garantir la sécurité.

 Le premier secrétaire de l’ambassade de Mauritanie à Dakar, M. Bilal Ould Werzeg, déclara au New York Times que seuls des citoyens sénégalais furent expulsés, dont la plupart s’était procuré des papiers mauritaniens frauduleusement. Il ajouta: “Peu importe la carte d’identité ou le passeport que vous détenez, c’est votre origine qui est déterminante (16). Il admit cependant que des listes de Sénégalais suspects avaient été compilées par la police et qu'”évidemment, il peut y avoir quelques erreurs, mais nous faisons notre possible pour les prévenir”.

Il est cependant tout à fait clair que le gouvernement expulsa des milliers de Mauritaniens authentiques, profitant de la confusion créée par le conflit et du pont aérien pour réduire la population noire de Mauritanie. L’expulsion de nationaux ou d’étrangers est contraire aux normes internationales de protection des droits de l’homme. L’article 12 de la Charte africaine de droits de l’homme et des peuples, que la Mauritanie a ratifiée le 26 juin 1986, prévoit notamment: “L’expulsion collective d’étrangers est interdite. L’expulsion collective est celle qui vise globalement des groupes nationaux, raciaux, ethniques ou religieux“.

Il semble que l’objectif du gouvernement était de réduire l’influence politique de la population noire. L’expulsion des Noirs avait un double objectif: réduire leur nombre, particulièrement celui des intellectuels noirs, et réduire les possibilités de collaboration entre les Noirs et les Haratines pour ainsi amoindrir le risque de voir ces derniers renier leurs allégeances politiques vis-à-vis de leurs anciens maîtres maures.

Un réfugié de Ndiawar expliqua pourquoi il pensait que l’action du gouvernement mauritanien avait été préméditée. 

D’une manière générale, il était très important d’éloigner les Négro-mauritaniens du reste du monde noir, particulièrement du Sénégal avec lequel les liens étaient solides et séculaires. C’est, d’une certaine manière, l’une des choses dont on peut penser qu’elle a été préméditée et bien préparée. Alors que certains événements qui ont eu lieu en 1989 étaient des représailles à certains faits imprévus, la nécessité d’isoler les Noirs et de les séparer du monde noir sous-tendait véritablement la politique gouvernementale et était assurément préméditée. Il y a eu tant d’exactions dans la vallée, des personnes battues, tuées, etc., qu’il est difficile de prétendre que les événements de 1989 se sont passés comme ça, ex-nihilo. Depuis 1987, lorsque les Sénégalais se rendaient en Mauritanie, ils devaient se présenter à la police pour y déposer leur pièce d’identité et étaient soumis à d’interminables interrogatoires sur l’objet de leur visite, leurs activités, leurs déplacements. Ils pouvaient être appréhendés en ville et, si par exemple ils n’avaient pas leur pièce d’identité sur eux, ils pouvaient être arrêtés comme des délinquants (17).

Le nombre exact des personnes expulsées n’est pas connu. Il est d’autant plus difficile à déterminer que des centaines de Noirs ont fui la Mauritanie pour échapper aux persécutions. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) estime qu’en juin 1991, il y avait 52.995 Mauritaniens au Sénégal; en juin 1993, 52.945 était enregistrés. La plupart des observateurs s’accordent pour dire que le chiffre réel est bien supérieur étant donné que celui avancé par le HCR comprend seulement les réfugiés régulièrement inscrits auprès des autorités locales et ne tient pas compte des milliers d’autres qui vivent chez leurs proches sur la rive sénégalaise du fleuve ou dans les villes du Sénégal. Un nombre plus réduit de réfugiés a également fui vers le Mali. Le chiffre officiel donné pour ce pays est de 13.000. Mais là aussi, le chiffre réel est sans aucun doute plus élevé car l’intégration dans la vie locale des communautés maliennes est facile.

La première phase d’expulsions en Mauritanie s’opéra globalement selon trois schémas: l’expulsion de villages entiers au sud, l’expulsion des bergers peuhls et l’expulsion sélective dans les villes.

Les villages du sud

Dans les villages du sud, les forces de sécurité expulsèrent les Noirs de façon indiscriminée, obligeant parfois des communautés entières à traverser le fleuve vers le Sénégal (voir chapitre 4 sur les terres.) Les forces de sécurité encerclèrent les villages, détruisirent les pièces d’identité des habitants, confisquèrent le bétail et les biens, embarquèrent les villageois de force sur des pirogues à destination de la rive sénégalaise du fleuve. Ceux qui résistèrent ou tentèrent de fuir avec leurs biens furent arrêtés, emprisonnés et parfois exécutés. 

Des villages entiers au sud furent incendiés ou détruits par l’armée (18). Un secouriste originaire de cette région, qui s’y rendit en novembre 1990, fit ces commentaires sur l’ampleur des dégâts:

Dans les régions de Brakna à Sélibaby, j’ai décompté environ trente villages qui avaient été vidés de leur population halpulaar. Certains d’entre eux sont à présent occupés par des Maures; beaucoup ont été incendiés et vidés. Les Maures se sont installés dans certains villages comme Néma et Gourel Gobi (près de Djowol) et y cultivent les terres. Lorsque j’ai vu ce qui s’était passé, j’étais complètement abattu. Je fus saisi d’un fort sentiment d’injustice sociale (19).

Dans les régions de Brakna, de Trarza et de Sélibaby, de nombreux villages furent “vidés” de leurs habitants et sont actuellement occupés par des Maures. Selon un réfugié: “Il y a ici des femmes dont les maris sont de l’autre côté; des maris dont les femmes sont restées sur l’autre rive. Frères, pères et fils sont séparés les uns des autres” (20).

Ahmed, un paysan et éleveur, fut expulsé de Brakna avec 400 autres personnes. Il décrivit les abus et la tragédie qu’ils vécurent lors de leur expulsion.

Trois filles se sont noyées. Parmi elle, ma fille âgée de 12 ans; les deux autres, âgées de 11 ans, étaient les filles de nos voisins. Nous étions dans notre village lorsque les gendarmes sont venus, accompagnés de Haratines et de Maures blancs armés de fusils, de haches et de couteaux. Ils ont rassemblé nos biens et ont embarqué 50 ou 60 d’entre nous –hommes, femmes et enfants– dans un camion. Nous avons été complètement fouillés et dévêtus. Les hommes étaient en culotte et chemise et les femmes en linges de corps. Ils nous ont même pris nos chaussures. On a ensuite été conduit à la gendarmerie où ils nous ont dépouillés de nos biens avant de nous conduire jusqu’au fleuve. Comme il n’y avait pas de pirogue du côté mauritanien, ils nous ont ordonné de nager. Les personnes âgées qui ne pouvaient pas nager ont dû être transportées par les hommes. J’ai dû porter mon propre père.

Nous avons été expulsés le 27 juin [1989]. Le 28 juin, les corps des trois fillettes ont été retrouvés à différents endroits sur le fleuve. Nous sommes ensuite allés à Djoudé où nous sommes restés pendant deux mois avant de venir ici (21).

Dans un entretien avec Human Rights Watch/Africa, deux femmes originaires de Ngnawlé décrivirent l’expulsion des habitants de leur village. Ce qui suit est une synthèse de leurs témoignages.

Rien ne laissait présager ce qui nous attendait. Soixante-quatre soldats lourdement armés sont arrivés un matin très tôt et ont encerclé le village. A huit heures du matin, les hommes ont été convoqués à une “réunion” et placés sous une tente. A 10 heures, les femmes ont été convoquées à leur tour. Nous avons refusé d’y aller arguant du fait que nos hommes étaient détenus depuis le matin et n’avaient même pas été autorisés à prendre leur petit-déjeuner. Pour protester contre leur détention, les hommes ont quitté la tente. Les militaires les ont bloqués, fusils braqués. Nous savions que l’objectif était de nous déporter. Les soldats ont demandé des renforts. Ils ont obligé l’ensemble du village à s’asseoir toute la journée en plein soleil, sans rien manger. Les renforts sont arrivés à 6 heures de l’après-midi. Parmi eux, un Haratine nous parla discrètement. Il nous dit de ne pas résister car nous risquions d’être tués. Il nous dit ensuite qu’il ne pouvait pas nous protéger mais juste nous donner un conseil. Après cela, le village dans son ensemble tomba d’accord sur le fait que nous n’avions d’autre choix que de partir tous ensemble. Cependant, ils ne prirent que les hommes et laissèrent les femmes.

Il y avait là un très vieil homme de 78 ans à qui ils ont délibérément cassé les lunettes. Ils obligèrent les hommes à traverser le fleuve et brutalisèrent les femmes. Ils emmenèrent de nombreuses jeunes filles qu’ils violèrent avant de les ramener. Ils dévêtirent les femmes dont ils ne voulaient pas. Les plus jeunes furent laissées simplement avec leurs linges de corps. Les femmes et les enfants furent ensuite transportés dans des camions à Salindé, à une centaine de kilomètres, pour les embarquer sur des pirogues. Après la traversée, des villageois sénégalais nous ont amenés sur la rive du fleuve opposée à notre village (22).

Un réfugié décrivit à Human Rights Watch/Africa l’expulsion, le 22 décembre 1989, d’un village d’environ neuf familles, d’à peu près huit membres chacune:

Vers trois heures de l’après-midi, le village entier a été convoqué à une réunion de recensement. On nous a demandé d’apporter nos pièces d’identité ainsi que tout autre document attestant de notre état civil afin qu’ils puissent déceler les faux documents. Lorsque nous furent tous rassemblés, la plupart des cartes d’identité, des actes de naissance et autres documents ont été confisqués. On nous a ensuite dit que ceux dont les pièces d’identité n’avaient pas été confisquées pouvaient rentrer tandis que les autres devaient rester.

Les hommes dont les cartes d’identité avaient été confisquées ou qui n’en avaient pas ont été escortés jusqu’à leur domicile par trois gendarmes, deux agents de la Garde Nationale et plusieurs policiers. Lorsque nous sommes arrivés, chaque homme a dû faire un décompte détaillé de tous les membres de sa famille. Chaque membre de la famille a dû sortir de la maison tel qu’il était habillé. Ceux qui portaient de beaux habits ont dû les enlever et donner leurs montres. Toutes les femmes qui portaient des bijoux en or ont également dû les donner. Les familles ont été obligées de monter dans des camions. Nous avons été conduits jusqu’au bord du fleuve, à un endroit appelé Deamil, à environ quinze kilomètres du village, où on nous obligea à traverser. Sous la menace de fusils, certains d’entre nous furent obligés d’embarquer dans des pirogues, d’autres de traverser à la nage. Tout le monde ne savait pas nager et les personnes âgées ont particulièrement souffert. Beaucoup se sont noyés (23).

A SUIVRE…

HUMAN RIGHTS WATCH/AFRICA

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