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Flamnet-Rétro:Témoignage d’un rescapé du génocide en Mauritanie: “La mort ne voulait pas de moi”
Il avait le visage sombre, sans expression, sans vie, peut-être à cause de ses yeux presque éteints. Un instant seulement il s´est animé, en sortant une liasse de papiers de sa serviette, qu´il m´a tendue. Il y en avait des pages et des pages photocopiées, où s´alignaient des noms, des grades, des lieux, des dates…
– Tous ceux-là sont morts, m´a-t-il dit d´une voix sourde. Regardez bien, lisez.
Ensuite, il a raconté son histoire:
Je suis un militaire de carrière, brigadier-chef de la Garde Nationale, ancien commandant de brigade de T., une ville qui se trouve non loin de Nouakchott, la capitale de la Mauritanie. J´ai derrière moi vingt quatre ans de service militaire.
Aussi loin que je remonte dans ma vie, depuis que j´ai commencé à comprendre, j´ai toujours constaté que les noirs n´avaient aucun droit, et que les Maures blancs étaient privilégiés. Chez nous, sur vingt ministres au gouvernement il y a un quart seulement pour les noirs, à l´armée, un seul Noir pour dix officiers. Dans un stage, si un Maure a mal travaillé, il l´emporte portant sur n´importe quel Noir. Et pas question de protester.
Moi, je me suis accommodé de cette situation injuste, sans jamais faire de politique. Il me fallait vivre, et ma famille aussi. J´ai sept enfants,ou plutôt huit, le dernier, je ne l´ai encore jamais vu, il est né après mon exil.
C´est le 25 novembre 1990, que tout a commencé, par la réception d´une lettre de mon supérieur hiérarchique de la région militaire T., dont dépend ma brigade. Ce dernier me demandait de passer immédiatement mon commandement à mon adjoint, de me rendre à R.. toutes affaires cessantes. Dès le message recu, j´ai obéi, et j´ai pris un taxi pour R. muni de mon paquetage. Je suis arrivé vers midi à la caserne, et me suis présenté au bureau du chef, le capitanie A. Son sécrétaire m´a dit de l´attendre.
A quinze heures, le capitaine est apparu, il m´a appelé, et m´a seulement annoncé que je commanderai la section qui allait hisser le drapeau chez le gouverneur, trois jours plus tard, le vingt huit novembre, date anniversaire de l´indépendance de la Mauritanie. En attendant, j´habiterai la caserne et je devrai assister aux quatre rassemblements de la troupe, qui avaient lieu tous les jours. Le 28 novembre, comme prévu, j´ai participé à la fête de l´indépendance. Nous avons recu pour l´occasion des uniformes neufs. Le gouverneur a fait son discours, le drapeau a été hissé, et je suis revenu à la caserne à la tête de la section.
Je croyais aprés cela que j´allais repartir pour T. retrouver mes hommes, mais on m´a donné l´ordre de rester à R et de continuer à assister aux quatre rassemblements quotidiens: le premier à huit heures du matin, rassemblement général des troupes, élèves compris, et lever des couleurs, à midi, rassemblement pour les corvées des soldats, ordres, missions, à quinze heures, rassemblements de contrôle, et à dix huit heures, le dernier rassemblement pour la descente du drapeau.
J´ai vécu ainsi pendant près d´un mois. A la radio, on parlait de la guerre du Golf et d´évènements graves à Nouadhibou, la capitale économique du pays. Confusément, je m´attendais à quelque chose.
Enfin, le 20 décembre, mon capitaine m´a fait savoir que j´étais dispensé des rassemblements du jour à la caserne, et que je devais me tenir à sa disposition.
A quinze heures, un planton est venu me chercher, c´était urgent, je le suivis.
En passant dans la cour, nous avons croisé le capitaine, nous nous sommes salués. Le capitaine m´a informé de mon retour à T.. Il fallait me préparer et le rejoindre ensuite. Je suis donc retourné dans ma chambre, j´ai rassemblé mes affaires, je les ai portées dans la Land-Rover qui devait m´amener. Ensuite je me suis dirigé vers le bureau du capitaine, en treillis, rangers aux pieds. Dans la salle d´attente, le secrétaire est venu s´asseoir à côté de moi.
Et puis soudain, la salle a été envahie par quatorze gardes, tous des blancs, trois d´entre eux portaient des fusils, les autres des menottes et des chaînes.
Leur chef m´a crié qu´ils avaient l´ordre de s´emparer de moi et de m´attacher. J´étais révolté, j´ai demandé ce que j´avais fait? ils ont répondu qu´ils n´en savaient rien, et que ce n´était pas leur problème.
J´ai donc été ligoté une premiére fois. A ce moment, le capitaine est entré, son pistolet à la main. Il a ordonné qu´on m´attache plus fortement encore.
La colére m´a pris, on m´avait jamais traité ainsi, en plus de vingt ans de service, pas une punition ne m´avait été infligée. J´ai profité de l´instant où mes bras ont été libres pour réagir, me défendre. Je ne voulais pas qu´on m´attache, mais qu´on m´explique ce qui se passait d´abord!
On m´a frappé à coups de crosse, à coups de chaînes en fer. Avant de tomber à terre, j´ai aussi frappé le chef des gardes, je n´avais peur, ni de lui, j´étais de taille à l´affronter, ni des fusils avec lesquels on me menacait, je savais qu´ils n´avaient pas de cartouches…
Ils ont du s´y mettre à plusieurs reprises pour me maitriser et me lier comme le chef le voulait: deux menottes aux poignets, les bras dans le dos, deux menottes aux chevilles, et enfin des menottes pour relier les mains et les pieds. Cela s´appelle “le jaguar”, car c´est dans cette position qu´on accroche cet animal sur une perche, après la chasse. Les menottes possédaient des dents acérées à l´interieur, elles m´entraient dans la peau, j´en porte encore la marque aujourd´hui.
Je suis resté sur place dans cette position jusqu´à environ huit heures du soir. Ensuite les gardes ont apporté un sac de riz vide, un grand sac, qui peut contenir cent kilos, ils m´ont mis à l´interieur, et m´ont transporté jusqu´à la Land Rover dans la cour. Ils m´ont jeté au fond de la voiture, et ils se sont assis sur mon corps.
La voiture a demarré, nous sommes sortis de la ville. A environ 70 kilométres de R.. se trouve un terrain nu, c´est le Centre de tir. Là, on m´a fait descendre, on m´a jeté sur le sol, et les gardes se sont mis à préparer du thé.
A un moment donné, ils m´ont déchiré ma tenue militaire à l´aide d´un couteau. Je suis resté en slip dans le froid et la nuit. La région est réputée pour ses moustiques, ces derniers s´en sont donnés à coeur joie.
Le capitaine est arrivé à environ 23 heures. Il a ordonné aux gardes de creuser un trou dans le sable. Lorsque le trou a été creusé, il a sorti son pistolet et s´est posé juste devant moi pour m´annoncer que le gouvernement avait appris qu´un coup d´état des FLAM était en préparation contre lui dans la ville de Nouadhibou. Je devais être au courant, il fallait que je dise ce que je savais là-dessus. Sinon, ma tombe était prête et j´allais mourir. En revanche, si je parlais, on me détacherait, on me rhabillerait, et on me ramenerait à la caserne comme si de rien n´était.
J´ai répondu que je ne savais rien du complot, et que je n´avais pas mis les pieds à Nouadhibou depuis six mois. Avant de venir à T. j´étais en garnison seulement à Kiffa et à Nouakchott. ”
-Tu ne veux pas parler, tant pis pour toi”, a dit le capitaine.
A partir de ce moment là, il a changé de ton pour me parler, les gardes aussi. Ils ont utilisé des mots dégradants humiliants, ils crachaient sur moi, m´appelaient: “Sale négre”. Aprés, ils n´ont plus cessé.
Le capitaine a demandé aux hommes le tabac en poudre qu´ils utilisaient pour leurs pipes. Beaucoup fument la pipe chez nous. Chacun a sorti ses réserves, et en a vidé une part sur un morceau de turban. Ils ont mélangé du piment moulu avec le tabac, dans un pot de thé.
Une nouvelle fois, le chef m´a demandé si je voulais parler, j´ai répété que je ne savais rien.
On m´a allongé sur le dos, et on m´a mis, en guise de bandeau sur les yeux, le morceau de turban et son mélange de piment et de tabac en poudre.j´ai eu beau essayer de fermer les paupiéres, la mixture s´est infiltrée et a commencé à brûler d´une facon atroce. Un quart d´heure plus tard, le capitaine m´a interrogé à nouveau, et on m´a remis du mélange sous le bandeau. Les gardes ont recommencé à trois reprises. En même temps les hommes ont amené un réservoir d´eau de la voiture et m´ont arrosé. Notre climat désertique fait que les nuits sont très fraiches, par opposition au jour. Et les moustiques n´arrêtaient pas de piquer par dessus le marché.
J´avais froid et surtout très mal, mais je supportais la douleur. De toute façon, je n´avais rien à dire. A la fin, on m´a remis dans le sac de riz vide, transporté dans la Land Rover, et ramené en ville. Je ne pensais plus à rien, j´étais sûr qu´on allait me tuer maintenant. Un autre trou dans le sable comme tombeau.
On m´a enfermé dans un local de la caserne, un local sans toit où le vent pénétrait. J´étais étendu sur le sol de ciment, et j´ai entendu qu´on placait une sentinelle devant la porte, avec son fusil.
Je suis resté là jusqu´au lendemain, toujours attaché et le bandeau plein de tabac sur les yeux. Le capitaine est revenu à midi avec des gardes. Une nouvelle fois il a sorti son pistolet, m´a fait sentir son canon sur la tête, et m´a demandé si mon choix était fait, si je préférais parler ou mourir ? Une nouvelle fois, moi aussi, j´ai répété que je ne savais rien, et que je ne voulais pas mentir.
-” On attendra”, dit le capitaine à ses hommes.
Je suis resté deux jours dans le même local, attaché, le bandeau sur les yeux, sans boire ni manger. Les sentinelles se relayaient toutes les deux heures. En prenant leur tour de garde, elles appliquaient les instructions recues, me frappaient à coups de pied et m´arosaient d´eau froide. Cinq fois de suite elles me remirent dans les yeux du tabac chauffé avec du thé.
Je m´affaiblissais, je souffrais, je pensais toujours à la mort, j´étais convaincu que j´allais mourir, d´ailleurs, il me semblait préférable de mourir plutôt que de subir encore la situation dans la quelle je me trouvais. J´avais accepté mon sort, j´avais déjà un pied dans l´au-delà.. Dans un local voisin, j´entendais des gémissements et des plaintes sourdes. C´était la voix du chauffeur du capitaine, un Noir comme moi, qu´on torturait. Le troisiéme jour, le capitaine est venu, accompagné du commandant du centre. Ils appartenaient à la même tribu de Maures, mais le commandant était un homme intégre.
Il a interrogé le capitaine et les gardes, qui lui ont raconté comment ils m´avaient traité pour me faire parler, les piments et le tabac mêlés au thé dans les yeux, les menottes, l´eau froide sur le corps, les coups, le manque de nourriture et de boisson.
Le commandant leur a dit:”-puisqu´il n´a pas parlé avec tout ça, c´est peut-être qu´il ne sait rien. Qu´on le libére”.
Le commandant est parti, mais je n´ai pas été libéré. J´ai appris plus tard que l´officier avait envoyé un rapport à l´Etat-major à mon sujet. A la suite de quoi, il a été convoqué à Nouakchott, où on lui a reproché d´avoir demandé ma libération. Il eut l´ordre d´arrêter tous les Négro-africains de la garnison de R.mais il a refusé, disant qu´il était prêt à tout, mais pas à arrêter des innoncents.
Moi, on m´a donné pour la première fois depuis mon arrestation un peu de bouillie tiède à manger. J´ai vomu. La même nuit on m´a transporté à T.. d´où je venais, et on m´a enfermé dans une prison dont j´ignorais même l´existence, de nouveaux bâtiments destinés à un tout autre usage. Dès mon arrivée, on a commencé à me battre vraiment. Pas des coups occasionnels, comme durant les premiers jours de détention, mais des raclées systématiques, accompagnées de coups de baïonnettes, dont je garde encore des traces sur le corps. On m´a battu toute la nuit, des soldats que je connaissais, c´était trop, l´idée de la mort me poursuivait, seulement je ne pouvais pas mourir, la mort ne voulait pas de moi!
La prison a commencé à se remplir peu à peu les jours suivants. Nous nous sommes retrouvés à 70, tous des militaires Négro-africains, rassemblés dans une seule salle au sol cimenté, sans sanitaires, avec une porte en fer ornée d´un gros cadenas. Nous avions les yeux bandés en permanence, exceptés quatre ou cinq d´entre nous, pour une raison inconnue, peut-être par manque de turbans. Ceux-là nous racontaient tout ce qui se passait, si bien qu´à la fin, les gardiens les ont mis à part, en quarantaine, pour qu´ils ne nous parlent plus.
Tous les matins on nous sortait de nos cellules et on nous alignait dehors. Le capitaine arrivait, je le connaissais aussi, il faisait une croix à la craie devant ceux qu´on allait torturer ce jour là. L´angoisse nous avait déjà serré le coeur, bien à l´avance.
Les tortures étaient pratiquées de différentes facons. Par exemple, on creusait des trous dans le sable, on nous enterrait jusqu´au coup, la tête immobilisée, le visage nu tourné vers le soleil. Si on essayait de fermer les yeux, les gardes nous y jetaient du sable. Ensuite on nous remettait nos bandeaux.
D´autres prisonniers étaient emmenés jusqu´à un puits, qui ne contenait que peu d´eau. Ils étaient attachés par les pieds à fond. Ils suffoquaient, on les ressortait, et on recommencait.
Ces tortures n´étaient plus faites pour qu´on parle du complot, tout le monde savait maintenant que le coup d´état, soit disant en préparation, n´avait jamais existé. Les tortures étaient gratuites, elles avaient pour but de nous éliminer, nous les Noirs, les Maures du système savaient que même les rescapés seraient des gens dimuniés pour toujours. La guerre du Golf servait de prétexte, la haine expliquait tout.
Cela dura vingt et un jours, jusqu´à l´arrivée d´un officier de renseignement de l´Etat-major.
Ce matin là, on nous retira nos bandeaux, ainsi que les menottes entravant nos pieds. On nous garda que celles des mains, attachés dans le dos. Les gardes nous firent sortir, cinq par cinq, en dehors de la prison. L´officier n´en avait pas franchi la porte, il se tenait assis derrière une table, et prenait des notes, le capitaine assis á ses côtés.
Certains d´entre nous ne pouvaient plus tenir debout. Ceux-là ont été traînés, ou même transportés.
Lorsque ce fut mon tour de passer devant lui, l´officier se mit debout, s´avanca vers moi.
J´étais sale, comme les autres et abîmé de partout. Il me souleva la tête, me demanda si je le reconnaissais. J´y voyais très mal, mais j´ai dit oui. Nous nous connaissions depuis des années, il savait ma conduite toujours exemplaire.”pourquoi lui a-t-on fait ca ?” a -t-il demandé en voyant sur moi les traces de tortures.
Il a ordonné au chef d´enlever tout de suite le tabac qui restait dans mes yeux, et demande qu´on fasse venir un médecin. Le capitaine a répondu qu´il était d´accord. On m´a mis de côté, et l´officier s´est occupé des autres prisonniers. Je ne l´ai pas revu avant son départ pour Nouakchott.
Un médecin est venu, il m´a examiné, m´a fait une ordonnance pour des médicaments. Lorsqu´il est parti, le capitaine a déchiré l´ordonnance et m´a jeté les morceaux de papier au visage.
J´ai déjà dit qu´au début nous étions environ 70 en prison. A la fin, il n´en restait que 16. Les autres étaient “partis”. Quand un prisonnier ne pouvait plus tenir, il disparaissait. Nous demandions où il se trouvait, on nous répondait: “- A l´hopital”.
Mais en vérité, il avait été exécuté en cachette. Nous avons su tout cela seulement à notre sortie. Avant, nous l´ignorions, même si nous avions des doutes.
Nous, les survivants, nous nous trouvions aussi en bien mauvais état. Moi, je n´y voyais plus du tout, les camarades dirigeaient mes moindres gestes. Après la visite de l´officier, les tortures cessérent pourtant.
Une délégation officielle est arrivée de la capitale, le 6 mars 1991 pour nous libérer. D´autres prisonniers l´avaient déjà été dans d´autres camps, dans d´autres prisons. Notre chef, lui, n´avait pas voulu nous rendre notre libérté, il avait écrit à l´Etat-major que nous étions trop visiblement abîmés pour nous relâcher.
Donc, la délégation est venue. On nous a rassemblé, certains tenaient sur leurs jambes, d´autres étaient par terre. Le responsable de la délégation s´est adressé à nous, nous a déclaré qu´il parlait au nom du président de la République et du chef du gouvernement , le colonel Maouya Ould Sid´Ahmed Taya. Il nous adressait ses salutations. Si nous étions emprisonnés, c´est que des soupçons avaient pesé sur nous:
– ” Entre militaires, vous le savez, nous avons l´habitude de punir ceux qui trahissent et complotent. Nos soupçons n´étaient pas fondés, nous le reconnaissons. Le président s´excuse. Demain, on vous aménera des vêtements neufs et vous serez libres. N´oubliez pas que vous êtes des Mauritaniens comme les autres. Ne parlez pas de ce qui vous est arrivé.”
Ensuite le responsable a dit aux gardes de nous donner à manger. Ceux-ci se sont regardés, et l´un d´entre eux a levé la main pour demander la parole. Il a demandé si nous, les militaires torturés, nous allions rester en service dans l´armée, comme auparavant ?
Le chef a répondu affirmativement.
Le garde a repris alors:
” – S´ils sont maintenant dans l´armée, comme il y en a de plus gradés que nous, nous risquons d´avoir des ennuis avec eux”.
Cette remarque a du paraître justifiée, puisque nos tortionnaires ont été affectés dans une garnison au nord-est du pays, très loin de T.et de R. Le lendemain, on m´a conduit à l´hopital de R. j´avais mal aux jambes, je pouvais à peine marcher, je n´arrivais plus à me servir de mes mains pour manger. Et je ne parle pas de mes yeux. Même me sachant libre, en théorie, je pensais toujours à la mort.
Des gardes nous surveillaient pour empêcher les visites. La nouvelle de notre libération s´était répandue, d´autres prisonniers d´autres camps étaient déjà rentrés chez eux grâce à des congés octroyés par l´armée. Beaucoup sont morts à ce moment là, peut-être à cause du rétablissement trop brutal d´une alimentation normale.
Toujours à l´hopital, j´ai appris que le président de la République nous avait accordé son “pardon” pour ce complot qui n´avait jamais existé. Il ne s´ agissait plus d´excuses comme on nous l´avait annoncé en prison!
Lorsque je fus quelque peu rétabli, on me transféra à l´infirmerie de l´Etat-major,à Nouakchott.
Je n´avais toujours pas de contacts avec quiconque, on ne voulait pas qu´on puisse me voir dans mon état. Des parents sont allés se plaindre au Ministére de l´intérieur, qui coiffe les unités de la garde. Ils ont demandé si j´étais toujours en prison ou alors en libérté? le ministre de l´intérieur a ordonné qu´on me laisse rencontrer ma famille.
Ma mére est arrivée de mon village, qui se trouve à 400 kilométres de la capitale. Beaucoup auraient voulu l´accompagner, parents, amis, mais ils avaient peur, peur que les autorités puissent penser qu´ils venaient non seulement pour me voir, mais aussi pour témoigner dans une quelconque enquête qu´on aurait faite sur mon cas.
Ma femme et mes enfants n´ont pas quitté la maison, c´est peut-être tant mieux, car ils auraient souffert de me voir transformé comme j´étais, méconnaissable. Ma mére a pleuré lors de notre première rencontre, ensuite, elle m´a reconfortée. Elle a commencé à me prodiguer les soins traditionnels de chez nous, avec nos produits, elle me faisait des massages, elle passait des nuits entiéres à mon chevet..
J´ai subi aussi une opération aux yeux, pratiquée par un médecin francais, mais il me fallait maintenant d´autres soins, nombre de médicaments coûteux, que ma famille ne pouvait payer. Mes parents demandérent à voir mes supérieurs pour leur parler de ça, mais la demande fut bloquée au niveau du sécrétariat de l´Etat-major.
Aprés des mois d´attente, j´ai décidé de rencontrer moi-même le chef d´Etat-major. Un matin, je suis allé l´attendre au parking où il garait sa voiture. Je l´abordai lorsqu´il arriva, et je lui expliquai le motif de ma demande, une demande d´audience qui traînait depuis quatre mois.
Le chef m´a bien regardé, il a réfléchi quelques minutes, et appelé son ordonnance. Je reçus l´argent nécessaire à l´achat de mes médicaments, et une voiture vint me chercher pour me ramener à l´hopital.
Comme je lui avais parlé de ma famille, et dit que je n´avais pu rencontrer que ma mère, le chef donna aussi des ordres pour m´organiser un séjour au village. Une voiture avec un chauffeur fut mise à ma disposition, chargée de cadeaux pour les miens: cent kilos de riz, quarante litres d´huile, et une bonne somme d´argent.
Je fus heureux de me retrouver chez moi, de retrouver ma famille. J´ai appris qu´après mon arrestation, on avait renvoyé mes enfants de l´école. Parents et voisins pleuraient en me voyant, me faisaient fête, me prodiguaient des marques d´amitié.
Seulement, j´étais presque aveugle, et j´éprouvais sans cesse des malaises, en particulier, chaque fois que je mangeais, je me sentais dimunié physiquement, je ne pouvais même plus “approcher” ma femme..
Aprés vingt jours passés au village, je suis allé au poste local de la garde et demandé de retourner à Nouakchott, pour revoir le médecin.
A l´Etat-major, j´ai rencontré le chef, de la même manière que la précédente. Il m´a aimablement demandé des nouvelles de mon congé, de ma famille, il m´a dit de continuer à me soigner. A ce propos, j´ai répondu que mon médécin voulait que j´aille en France pour qu´on m´y fasse une greffe de la cornée, qui me permettrait d´y voir à nouveau comme avant.
La demande de mon médécin est passée de l´Etat-major au ministére de la santé, puis à la direction du Budget. Là, on s´est exclamé: il n´était pas question d´opération en France, on avait déjà trop de dettes à l´égard de ce pays, et pas d´argent pour les payer. On m´a parlé d´Abidjan, en Côte d´Ivoire, ou alors du Maroc.
Les choses suivaient lentement leur cours, je perdais patience, lorsqu´une cousine me fit rencontrer une soeur de charité française. Sa visite eut lieu une nuit, car elle ne voulait pas se compromettre au grand jour en rencontrant des Noirs. La soeur a photocopié mes papiers, et les a emmenés en France lors d´un congé. Brusquement j´ai appris qu´une association acceptait de me prendre en charge, l´A.C.A.T (L´ASSOCIATION CATHOLIQUE D´AIDE AUX TORTURES). La nouvelle me rendit mon envie de vivre, j´allais enfin guérir, me retrouver comme avant. Le 29 février 1992, je pris l´avion, on m´avait confié à un médecin, mon grand frère m´attendait à l´aéroport, en France.
Quinze mois s´étaient écoulés depuis son arrestation, ses épreuves O.N. venait en France plein d´espoir pour obtenir réparation du passé, se faire opérer, retourner chez lui, recommencer à vivre. Son espoir ne fut pas exaucé.
Durant les six premiers mois, son état général s´améliora pourtant progressivement: On soigna son dos qui avait conservé des séquelles de coups recus, il subit, l´une aprés l´autre, plusieurs opérations à ses yeux, mais il s´agissait seulement d´arranger les paupiéres abîmées dont les cils frottaient maintenant la cornée. L´oeil droit voyait très mal, l´oeil gauche était mort. Mais, contrairement aux prévisions antérieures, il s´avéra finalement qu´une greffe serait inopérante. Il fallut le lui dire.
O.N. se révolta, le spécialiste, n´y connaissait rien, on lui avait promis que …..
Un second médecin confirma le jugement du premier, O.N. en ressentit une immense déception, il eut la sensation d´une tromperie nouvelle, s´ajoutant à celle éprouvée en Mauritanie, où vingt cinq ans de conduite exemplaire à l´armée n´avaient pas empeché l´injustice.
” – Je n´y voyais rien, je ne pouvais retourner à l´armée comme avant.”
Non, la vie ne recommencerait pas, la réalité réapparaissait, triste et sans perspectives: la mal-voyance, toutes les autres séquelles des tortures endurées, l´éloignement du pays, la séparation d´avec sa famille, les souvenirs douloureux, les camarades morts.
Pour ajouter enccore à un état devenu dépressif, O.N. apprit une terrible nouvelle, l´arrestation de son frère cadet, dans son village natal, à la suite du meurtre d´un maure. Ce dernier avait été victime d´un peul du Sénégal, avant de mourir, il avait dénoncé son assassin au commandant de brigade du village. Cela n´empêcha pas l´arrestation du frère de O.N. et de trois autres Noirs du village, ni leur mise à la torture pour avouer un crime qu´ils n´avaient pas commis. Quant au commandant, on l´affecta à un autre poste, à mille kilométres de là: il avait rapporté la vérité au préfet du département, donc, contrarié le cours officiel de la justice..
“- J´avais toujours espéré revenir chez moi, je ne voulais pas me séparer de ma famille, de mes enfants, certains très jeunes.” O.N. ne savait que décider à présent, les nouvelles de Mauritanie n´étaient pas rassurantes, la répression anti-Noirs reprenait de plus belle dans la vallée. S´il repartait, que lui arriverait-il ?
Il risquait la prison à nouveau, peut-être même la mort. Sa longue hésitation lui provoqua une autre maladie, le diabéte, une hospitalisation urgente. Enfin, il y eut l´affaire du colonel Boïlil, tortionnaire et assassin de trois cents militaires Noirs, un des principaux responsables des évenements de fin 1990. Pour qu´il se fasse oublier, le gouvernement mauritanien l´avait fait admettre en stage à Paris, à l´école de guerre inter-armes. Les autorités françaises l´expulsérent, et le nom de O.N.figurait à Nouakchott sur la liste de ceux qui étaient soupconnés de l´avoir dénoncé.
– “Je n´étais même pas au courant de la présence du colonel en France”, dit O.N.
Quoiqu´il en soit, sa famille le prévint: ” Si tu rentres au pays, ils vont te prendre”.
Cette fois, la chose était claire, il ne pouvait plus repartir. Non sans une profonde amertume, O.N. demanda l´asile politique, qui lui fut aussitôt accordé, il entreprit les démarches nécessaires à la venue en France de sa femme et de ses enfants. Ce qui n´était pas simple: par exemple, lors de son arrestation, à T.les militaires avaient recherché dans ses affaires des papiers éventuellement compromettants, et ils en avaient profité pour brûler ses papiers personnels, dont les originaux des actes de naissance de ses enfants.
Remis de son diabéte, O.N., réagit portant, chercha du travail, et en trouva dans les cuisines d´un restaurant, pas pour longtemps, il n´y voyait pas assez clair: “- Je mélangeais les différentes sortes de fourchettes”, raconte-il-, mi-figue, mi-raisin.
Il dut abandonner, la mort dans l´âme, sans plus vouloir rechercher d´autres activités.
Aujourd´hui, il a terminé ses démarches administratives, son énergie est retombée, malgré les soins réguliers de son médecin. Il vit en province, chez son frère, au bord de la mer, il attend les siens en regardant longuement l´image trouble de ses enfants sur les photographies qui viennent du pays, où son frère cadet est toujours en prison, depuis 6 ans, sans jugement, accusé de meurtre sans preuve sinon “Noir”.
Il n´a rien d´autre à faire au long des jours qu´à ressasser son passé. La nuit,malgré les médicaments, les vieux cauchemars reviennent: il se trouve dans un cimétière, des gardes maures creusent sa tombe dans le sable, comme au champ de tir de R.ou dans la prison de T.il lui semble qu´il va mourir, au dernier moment, il s´éveille..
Son médecin écrit dans un rapport: ” Bien que particuliérement lourd, le cas de monsieur O.N. n´en est pas moins exemplaire des dégâts physiques et psychiques que peuvent engendrer la torture et la répression.”
Propos recueillis pour FLAMNET par Yvette Adam en 1994 pour le FLAMBEAU (journal des FLAM).
Nous sommes tous des Lamine Mangane par Bocar Daha KANE
Aujourd’hui une mère et ses enfants pleurent à Maghama. Ils pleurent leur fils, frère, que la République a arraché. Ils pleurent, leur mari, père, que cette même République a blessé. Le fils, le frère, ne voulait que prouver son attachement à cette République, hélas ! les balles des autorités ont mis fin tragiquement à ses doutes et espoirs. Peu importe les raisons de ses inquiétudes, peu importe les motivations de son bourreau, cette mort de Lamine est inacceptable. Rien ne justifie cette barbarie qui pousse ceux qui se disent nos hommes de loi à tirer à bout portant et à balle réelle sur nos enfants, nos frères, nos amis…
Aujourd’hui, je pleure mon frère, non pas qu’il était noir et qu’il vivait à Maghama et qu’il parlait pular. Je le pleure, nous le pleurons, parce que Lamine était jeune et Lamine était citoyen de cette République…nous le pleurons parce que l’ Etat aurait dû garantir sa vie…Nous le pleurons parce que tout simplement nous ne pouvons admettre que l’un de nous soit assassiné par ces apocryphes forces de sécurité.
J’accuse, nous accusons, l’Etat mauritanien d’être seul responsable de l’assassinat de Lamine par le biais de ses sbires. La mort de ce jeune homme n’est pas une bavure, c’est un assassinat. Avons-nous besoin d’avoir de balles réelles et de tirer à bout portant sur des manifestants ? Même la guerre à ses codes d’honneur ! Honte à ces hommes sans honneur. Ils osent parler de la République !! Une armée républicaine c’est cela qui protège les citoyens et leurs biens. Une armée républicaine, c’est cela, qui ose mettre fin aux fastes du faux seigneur. Une armée républicaine a cette déontologie qu’elle honore à tous temps, à toutes épreuves, à tous lieux….
L’Etat persiste et signe que les craintes ne se justifient pas, et s’adonne à sa fameuse « verve » de manipulation, de complot……Ce qui est certain, hier, Kaédi la meurtrie était privée d’eaux et d’électricité, sa jeunesse battue et brimée….aujourd’hui Maghama enterre son fils, panse ses blessés……le Gorgol demande pourquoi payer un tel tribut ? Comme l’écrivait Tokara Deendi : Mon dieu que les symboles peuvent être parlant !
Bocar Daha KANE-Bordeaux- France.
Deux questions à l’ex-sergent Sall Abdallah, rescapé militaire, ancien secrétaire général de COVIRE et actuel secrétaire aux relations intérieures de COREMI
‘’Le mécontentement du collectif des rescapés militaires ne date pas d’aujourd’hui; il est antérieur à l’exécution du volet actuel du passif humanitaire’’
Le Calame: Le COllectif des REscapés Militaires (COREMI) n’est visiblement pas satisfait du déroulement du règlement du passif humanitaire, notamment du volet qui les concerne. Pouvez-vous nous en dire les raisons?
Sall Abdallah: Le mécontentement du collectif des rescapés militaires (COREMI) ne date pas d’aujourd’hui; il est antérieur à l’exécution du volet actuel du passif humanitaire. En effet, c’est depuis le début du processus – l’indemnisation des ayant-droits des victimes de torture, dans différentes casernes de l’armée – que nous avons dénoncé l’opacité dans laquelle était gérée le dossier. Nous avons pensé que, pour la suite du processus, les erreurs enregistrées n’allaient pas se répéter, hélas, elles se sont, même, aggravées. L’indemnisation des rescapés militaires se déroule actuellement sans nous, COREMI, alors que nous sommes les principaux concernés. Nous sommes marginalisés et c’est d’autres intermédiaires qui parlent en nos noms. Lors du démarrage du COVIRE, dont le rôle se limitait, juste, à accompagner les travaux et doléances des collectifs qui le composent, dont le COREMI, il existait un principe d’accord aux termes duquel chaque collectif devait gérer son propre dossier, c’est-à-dire, y être impliqué. Mais nous sommes au regret de constater, au vu de ce qui se passe, que tout a été fait par-dessus nos têtes, comme lors du traitement du dossier des veuves dont une cinquantaine a été déclarée, par le COVIRE, inéligibles aux indemnisations. Le COREMI a été mis sur la touche, depuis le début du processus. Comme vous le voyez, nous ne pouvons, donc, pas être satisfaits de la manière dont se gère le dossier.
Pour en revenir au volet actuel, nous ignorons jusqu’à la composition de la commission de liquidation. Or, avant d’arriver à cette ultime phase de paiement, le COREMI avait travaillé, au sein d’une commission centrale, pour dresser les états de paiement des rescapés. Un document, bien ficelé par COREMI, fixait les montants d’indemnisation entre 5 et 13 millions, selon les grades et la durée de service. Ce document a été remis au COVIRE pour le transmettre à qui de droit.
Quelques semaines après, une assemblée générale a été convoquée pour un compte-rendu des démarches en cours. Au cours de cette rencontre, il a été rapporté, aux rescapés, que le président de la République – nous le remercions, au passage, pour avoir décidé de trouver avec les intéressés, une solution consensuelle – a déclaré qu’aucune virgule ne serait changée dans notre document et que les responsables de COREMI seraient impliqués dans l’exécution des décisions.
Aussi grande fut notre surprise quand nous avons entendu le ministre de la Défense lire, le 2 juin, un décret qui fixe à 974, le nombre de rescapés concernés et les montants de leurs compensations. Il s’est avéré, plus tard, que le nombre déclaré publiquement par le ministre et envoyé à COVIRE ne comporte que 701 personnes. Nous avons été indignés et outrés, au COREMI, de ce que les noms de dix victimes déjà indemnisées figurent sur cette liste. C’est moralement et religieusement inacceptable, parce qu’ainsi, certains responsables véreux ont sali la mémoire de ceux qui dorment dans les fosses communes, en cherchant à en tirer profit, pour se refaire une santé financière, sur le dos des ayant-droits des victimes. En plus de cette anomalie, 283 noms ont été omis, dans la liste officielle. A cela s’ajoutent 50 veuves dont les maris ont été abattus, comme des lapins, dans la vallée du fleuve Sénégal. Nous n’y comprenons rien. Aussi demandons-nous, avec insistance, l’intervention du président de la République, pour tirer les choses au clair. Je vous signale, à ce propos, que nous avons introduit une demande d’audience, auprès du président de la République, pour lui exposer les faits, car nous ne pouvons pas comprendre que des rescapés, ayant été arrêtés et torturés, par les mêmes auteurs, dont Ely Ould Dah, soient différemment traités, par une commission où nous ne sommes pas représentés; qu’on donne, à certains, des pensions et qu’on en prive d’autres figurant sur la même décision de libération. Nous ne pouvons pas comprendre que des gens déjà indemnisés réapparaissent sur la liste de la commission de liquidation. Il ne s’agit pas, là, d’erreurs mais de fautes graves dont il faut situer les responsabilités. Il faut rappeler que plus de 1.600 rescapés, avec leur dossier respectif de libération, avec, pour seul motif, «mauvaise manière de servir», ont été recensés. On peut citer ceux de la 6e région militaire et d’autres cas isolés, libérés par décisions individuelles.
– Qu’entendez-vous faire pour que les rescapés et les veuves laissées en rade soient rétablis dans leurs droits ?
– La position de COREMI est claire. Nous entendons nous battre pour que l’ensemble des rescapés omis et les 50 veuves soient rétablis dans leurs droits. Personne ne doit rester sur le carreau. C’est l’engagement du président de la République, il doit se concrétiser. Nous espérons le rencontrer rapidement, pour clarifier la situation. Nous allons continuer, aussi, à exiger notre implication, dans la gestion du processus de règlement du passif humanitaire afin de défendre les rescapés, parce que le COVIRE n’a reçu aucun mandat pour parler et signer quoi que soit, au nom des victimes que nous sommes. Sachez que le COREMI représente 80% des membres du bureau de COVIRE. Nous n’acceptons pas que des officiers, qui n’ont jamais rien fait pour défendre les intérêts des rescapés, récupèrent, aujourd’hui, notre cause. Où étaient-ils, pendant que le régime d’Ould Taya pourchassait les Négro-mauritaniens et que les sous-officiers et hommes de troupe, radiés arbitrairement de l’armée, se battaient, à leur risque et péril, pour mettre en place le COREMI? Ont-ils eu le courage, la témérité et la détermination de l’adjudant Lô Moussa Mama qui a été sur tous les fronts, pour défendre la cause des rescapés, alors que le pouvoir d’Ould Taya s’obstinait à tout nier? Certains se la coulaient douce à l’étranger. Curieusement, cet ex-adjudant qui a été à Vienne, à Bruxelles et en Gambie est exclu de la liste des rescapés. C’est incompréhensible.
Je rappelle que, lors d’une audience, le président de la République nous avait laissé entendre, que, pour le règlement de ce dossier, il n’a subi aucune pression, ni de la communauté internationale, encore moins d’un quelconque parti politique; qu’il l’a traité en collaboration avec le COVIRE; qu’à son avis, toutes les victimes ont été indemnisées, exceptés celles qui ne se sont pas présentées, et que, d’après les investigations du COVIRE, les cinquante veuves ne peuvent prétendre à aucune indemnisation. Membre du bureau du COVIRE, je n’ai, pourtant, jamais eu vent de telles investigations. Donc, ces assertions n’engagent que ceux qui les ont tenues. Je dois préciser, à l’intention de l’opinion, que le COREMI n’a jamais, tout au long de son combat, mis en avant le traitement social du dossier, c’est-à-dire, les indemnisations, parce que nous sommes convaincus que l’argent ne rachète pas les morts. Nous nous battons pour recouvrer notre dignité, pour avoir appartenu à l’armée nationale et défendu la Patrie, pour la mise en place d’une justice traditionnelle qui va de la réparation au pardon. Nous nous inscrivons dans la logique du CNDH dont le président Koïta avait déclaré qu’il serait institué une justice transitionnelle, en Mauritanie. COREMI estime que, pour évacuer complètement ce dossier, il faut que le gouvernement aille jusqu’au bout et achève l’œuvre qu’il a entamée. Il faut qu’il abroge le décret de 2005, promulgué par Ely Ould Mohamed Vall, second responsable du génocide, après Ould Taya, car ce décret stipule, en son article 5, que tous les faits antérieurs à 2005 sont amnistiés et que leurs auteurs ne peuvent être poursuivis par la justice. Ce décret inique est toujours en vigueur et nous nous battons pour son abrogation. Je profite de l’occasion pour vous annoncer qu’Initiative Contre l’Impunité (ICI), que nous avons mise sur pied, œuvre à l’institution d’un tribunal spécial, pour juger Ould Taya et Ely Ould Mohamed Vall. Je signale, enfin, que cette initiative, apolitique, entreprend, depuis quelque temps, le recensement des pèlerins volontaires pour le voyage vers Inal, en novembre prochain. Les intéressés peuvent s’inscrire en appelant au 37 30 13 07.
Propos recueillis par Dalay Lam-LE CALAME
Flamnet-rétro: Témoignage d´un ancien rescapé des geôles de Nouakchott,Walata et d´Aioun El Atrouss
Témoignage d´un ancien rescapé des geôles de Nouakchott, Walata et d´Aioun El Atrouss(4 Septembre 1986- 14 septembre 1990) devant la conférence nationale de la section Amnesty International de France.
Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs les congressistes, je voudrais tout d’abord remercier la Section française d’Amnesty International de m’avoir permis de prendre la parole pour apporter mon témoignage sur les conditions de détention que j’ai vécues avec des amis pour le seul motif d’avoir revendiqué un droit qui, si dans votre pays est devenu évident, naturel, reste encore à conquérir en Mauritanie : C’est le droit à l’identité. La Mauritanie est un pays multiculturel et biracial. C’est là une richesse humaine que les gouvernants de ce pays n’ont jamais su exploiter. Si cette réalité est officiellement reconnue, la pratique en est tout autre. L’Etat contrôlé par une ethnie arabo-berbère a établi un système de privilèges et de hiérarchies entre les nations des Bamana, des Fulbe, des Sooninko et des Wolof d’une part, et des Arabo-Berbères de l’autre.
Je ne cesserai jamais de remercier le groupe 48 de Sète qui m’avait adopté pendant ma période de détention, et qui continue de manifester à l’égard de ma famille et à moi-même toute sa sympathie. Je ne sais pas s’il est de coutume de le faire durant vos assises, mais mon épouse, nos enfants et moi-même voudrions profiter de cette occasion pour saluer la mémoire de feu René BATY membre du groupe, décédé au mois d’août 1992. Je n’oublierai jamais sa joie de vivre et son optimisme spontanés qu’il s’évertuait à me communiquer.
Je m’appelle Ibrahima Abou SALL. Je vis en exil en France depuis le 14 décembre 1990, après avoir purgé une peine d’emprisonnement de 4 ans (1986 – 1990). J’enseignais l’Histoire à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nouakchott.
Le 4 septembre 1986 a débuté une série d’arrestations d’intellectuels et de cadres Noirs non arabes qui avaient publié en juin de la même année un document intitulé « Le Manifeste du Négro mauritanien opprimé. De la guerre civile à la lutte de libération nationale» un document dans lequel ils dénonçaient la politique de la discrimination raciale et culturelle, la politique d’exclusion ethnique dont leur Communauté noire fait l’objet depuis l’indépendance de la Mauritanie en 1960.
Ce jour-là, deux policiers vinrent me chercher à la maison, à l’heure du déjeuner ” (.) pour me poser quelques questions” m’avaient-ils dit. J’étais loin de deviner que je quittais ma famille pour ne plus la retrouver que quatre longues et pénibles années plus tard, dans un pays d’exil. A l’école de police où je fus conduit, j’ai trouvé d’autres personnes qui m’avaient précédé et qui allaient connaître le même sort douloureux que moi. Je fus isolé dans une cellule nue, humide jusqu’au 6, sans qu’on m’ait dit les raisons de cette arrestation. Devant chaque cellule était posté un policier armé d’un pistolet mitrailleur. Pendant trois nuits, on nous interdit de dormir. Il fallait marcher, marcher, marcher, encore marcher malgré l’épuisement. Un coup de sifflet me rappelait à l’ordre à chaque fois que je m’arrêtais ou que je m’adossais au mur pour me reposer. Celui qui faiblissait était réveillé par un seau d’eau glacé et des obscénités. C’était le conditionnement avant les interrogatoires.
Dans la nuit du 6 au 7, je fus conduit, menottes aux mains, pieds nus, dans la cour centrale de l’école, devant le commissaire de police Deddahi Wul Abdallahi, le Directeur général de la Sûreté. Derrière lui, un policier au garde-à-vous, tenait un drapeau de la Mauritanie.
Je fus présenté devant cette personne, harassé par la fatigue et par un manque de sommeil. Je ne tenais plus debout.
Je fus brutalement réveillé par un violent coup de matraque dans le dos : « Vous devez vous tenir droit, respectueusement devant le drapeau du pays qui vous a accueilli si généreusement, la Mauritanie » me dit Deddahi. Ce fut la première torture que j’ai subie dans ma vie. Hélas, j’allais en connaître d’autres pendant mes quatre années de détention. Pendant les 7 jours d’interrogatoires (du 6 au 10 septembre) mes camarades et moi subîmes toutes sortes de tortures physiques et morales : “jaguar“, plongée dans une fosse sceptique, martèlement des testicules, bastonnades, simulacres d’exécution à la plage.
Pour le commissaire Deddahi et ses hommes, il fallait que j’avoue que je faisais partie des auteurs du «Manifeste du Négro mauritanien opprimé.» et que nous préparions un coup d’Etat en vue d’instaurer en Mauritanie un régime de Noirs, aidés en cela par l’Etat d’Israël. Et il disait : « (.) comme les sales juifs en Europe, nous lessiverons la Mauritanie des sales Nègres (.)». Une phrase que nous entendrons souvent durant toute notre période de détention.
Pour faire avouer Saydou KANE, le commissaire de police du Ksar, Wul KERANI fit venir l’épouse de celui-ci, Aysata KANE et menaça de la faire violer par ses agents. Elle était en état de grossesse, et à terme. Elle accoucha d’ailleurs une semaine après. Elle eut la chance de ne pas subir le sort des deux soeurs Fatimata MBAYE et Pini SAWO qui furent, elles, violées par le même commissaire Wul KERANI et ses agents pendant leurs interrogatoires au commissariat du Ksar.
Le procès du 14 septembre fut le premier d’une série qui se déroulèrent dans les principales villes du pays. A ce premier, nous étions au nombre de 23. Ce fut une véritable parodie de justice, depuis l’instruction jusqu’à la condamnation.
N’ayant pas été autorisés à consulter les dossiers de leurs clients, le collectif des avocats préféra boycotter le procès. Nous décidâmes, nous aussi, de ne pas répondre aux questions d’un président qui ne cachait guère ses préjugés raciaux et ses opinions partisanes. Durant le procès, le procureur de la République islamique de Mauritanie nous assimila à des juifs. Le président du tribunal prononça alors la sentence en se référant au Verset 2 du chapitre 59 (l’émigration) par lequel le Prophète de l’Islam Mohamed Ibn ABDALLAH avait fait expulser de leurs demeures les Juifs de La Mecque et de sa nouvelle terre d’islam .
Lorsque le président prononça ce propos, feu Tafsirou DJIGO qui était debout près de moi dit en Pulaar : « ee ndaw ko haani !» (« Que cela est étonnant ! »). Ne comprenant rien de ce qu’on disait durant le procès qui était fait en arabe, langue que je ne comprends pas, il me traduisait discrètement en Pulaar tout ce qu’on disait. Il me traduisit donc ce que venait de dire le président du tribunal. « Et alors (répondis-je). Ce n’est pas un affront d’être assimilé à des juifs. Nous avons beaucoup de sympathie pour ces gens. Est-ce que lui-même il n’a pas d’ancêtres juifs. Dans ce pays il y a des tribus bîdhân qui étaient juives avant l’arrivée de l’islam et qui ont été converties de force à cette religion et arabisées. Au Fuuta Tooro, au XVIème des centaines et des centaines de familles juives se sont fondues aux populations». C’est l’Historien qui s’exprimait et non le politique. Il rétorqua avec un regard très désapprobateur : « MuBBu hunuko ma Ibiraahiima. Wonaa nokku to Dum haaletee. A waylotaako mukk » (Tais-toi Ibrahima. Ce n’est ni le lieu ni le moment de le dire. Toujours le même). Je me fis alors tout petit, obéissant à l’aîné.
De manière symbolique, nous aussi avons été expulsés par l’Etat bîdhân des terres de nos ancêtres dont fait partie aujourd’hui le territoire de la Mauritanie assimilée à cette terre d’islam. Nous sommes de sales Nègres, de sales Juifs. Cette assimilation identitaire Noir-Juif n’est pas gratuite. Elle préparait au sein de la nationalité arabo-berbère une légitimation religieuse et culturelle des campagnes des massacres des années 80 et 90.
Dans la logique de cet environnement politique, nous fûmes donc condamnés : 5 ans de prison ferme avec amende, déchéance des droits civiques et politiques et interdiction de séjour dans toutes les régions administratives, sauf dans le sud et ceci pendant 10 ans. Les soeurs SAWO et MBAYE furent condamnées à 6 mois de prison ferme. La plainte formulée par leur famille contre le commissaire Wul KERANI n’a jamais abouti. Dans le Système institutionnel et politique non écrit qui prévaut en Mauritanie, être Noir, non Arabe et femme est devenu un lourd handicap.
A la prison civile de Nouakchott, nous fûmes soumis à un régime de réclusion totale pendant 13 mois. Un jour de décembre 1987, un adolescent Hrâtîn (esclave affranchi), âgé de 15 ans, prénommé MBarek, fut sauvagement torturé par le brigadier Sidi Wul Ahmed et jeté dans une fosse sceptique pour avoir seulement glissé en notre faveur une bougie dans notre cellule de détention.
Pendant que nous purgions nos peines, nos familles vivaient elles aussi leur calvaire. Les familles de Fara BAH, Oumar Moussa BAH, Djibril Hammet LIH et Saydou KANE furent délogées nuitamment et jetées dans la rue. Des épouses furent démises de leurs fonctions de responsabilité qu’elles occupaient dans des services administratifs de l’Etat.
A partir de la fin de 1987, notre vie carcérale prend une tournure encore plus pénible avec l’inauguration de la nouvelle politique d’épuration ethnique au sein de l’armée et dans l’administration publique.
Elle fut déclenchée à partir des arrestations de militaires négro-africains accusés d’avoir organisé un complot contre la Sûreté de l’Etat. Trois peines capitales furent prononcées le 3 décembre 1987 contre les lieutenants Seydi BAH, Amadou SARR et Saydou SIH. La sentence fut exécutée le 6. Trente sept officiers, sous-officiers et hommes de troupes furent condamnés à des peines allant de 5 ans à la perpétuité. Plus de mille militaires, gendarmes et gardes nationaux furent renvoyés de leurs corps respectifs et assignés à résidence dans leurs villages d’origine. Accusés d’être la conscience politique et les instigateurs de cette prétendue tentative de putsch, nous fûmes transférés trois jours après les exécutions des trois et incarcérés avec les nouveaux condamnés, dans un ancien fort colonial situé en plein désert, dans l’Est de la Mauritanie, à mille cent kilomètres de Nouakchott : Waalata. Cette localité reste et restera dans la conscience collective de tous les Mauritaniens épris de justice et de tolérance comme une marque indélébile : Waalata fut un mouroir et un centre d’expérimentation de tortures collectives contre la classe politique négro-africaine de Mauritanie.
Notre transfert s’effectua dans des conditions épouvantables, inhumaines et dégradantes. Nous fûmes parqués dans un camion remorque à bétail bâché. Nous restâmes enchaînés les uns aux autres dans le camion pendant tout le trajet. Nous faisions nos besoins naturels dans le camion. Nous n’avions plus le droit de porter des prénoms dits musulmans. Nous étions seulement des Nègres, des bêtes. C’est la raison pour laquelle les gardes nous appelaient “Hayawân”. Ce qui signifie bétail en arabe. Sur les 1100 km qui séparent Nouakchott de Waalata, nous fîmes seulement deux arrêts, de nuit, pour la distribution de pain sec et d’un 1/4 de litre d’eau à chacun.
A Waalata, les 68 prisonniers politiques civils et militaires et les droits communs négro-africains étaient enfermés dans une salle de 15 m sur 2. Chacun avait une chaîne entrave aux pieds , contrairement aux Bîdhân tous détenus de droit commun qui circulaient librement (si on peut utiliser ce mot dans ces lieux) dans leurs cellules et dans la cour du fort. Un Apartheid qui ne disait pas son nom. On comprendrait mieux si on regroupait les droits communs sans distinction de race et de culture.
L’hygiène faisait gravement défaut. Chaque prisonnier de la salle avait droit à un verre d’eau par repas. Nous sommes restés de décembre 1987 à mars 1988 sans nous laver, alors que nous apportions de l’eau dans des fûts de 70 litres pour les gardes. La gale, le scorbut, le béribéri devinrent des maladies endémiques. Les tortures, les travaux forcés (construction de la route qui reliait le fort aux puits, puisage à près d’un kilomètre du fort sis sur un plateau aux pentes abruptes qu’il fallait escalader) devinrent des lots quotidiens. Nous faisions ces travaux avec les entraves aux pieds, des entraves qui ne nous quittèrent jamais durant les huit mois et dix jours d’incarcération que nous passâmes à Waalata. Seuls les Noirs (y compris les Hrâtîn) travaillaient.
Les droits communs Bîdhân (Les Blancs) étaient exemptés de tout travail forcé. Ils ne travaillaient jamais. Dans l’inconscient culturel des Bîdhân, il est impensable de faire un travail physique, manuel alors qu’il y a des Nègres : « (.) c’est un travail servile qu’Allah a réservé aux Kwar » dixit le magasinier Wul KEREYBÂNI. C’était encore là une illustration de la pratique de l’Apartheid.
Pendant la saison des pluies, on nous obligeait à boire de l’eau des mares pourtant non potable à cause du ver de Guinée. La conséquence fut qu’en juillet 1989, 12 prisonniers, dont moi-même, furent atteints de cette maladie incapacitante dont les conséquences nous accompagnèrent jusqu’à la prison d’Ayoun el Atrouss.
Les moments redoutés par tous dans cette prison étaient les séances de torture. Elles étaient organisées surtout nuitamment. Il est pénible d’entendre les souffrances de quelqu’un qu’on torture. C’est encore plus insupportable quand vous savez que vous passerez juste après celui qui est en train de hurler des douleurs horribles. C’était effrayant. Nu, les mains ligotées derrière le dos, le supplicié était installé au milieu d’une horde de gardes Hrâtîn, des bourreaux dépossédés en l’instant de toute humanité et de tout humanisme. Ils ressemblaient à une meute de chiens conditionnés entourant leurs proies. Des moments que j’ai vécus les 22 et 23 mars 1988 avec vingt et un autres parmi mes compagnons de prison (vingt prisonniers politiques et deux droits communs) : les lieutenants Abdul Karim DIACKO, Moussa Gomel BARO, Harouna KANE, le sergent chef Djibi Doua KAMARA, les sergents Moussa Mamadou BAH et Amadou Sadio SOH, l’adjudant Hamady Rassine SIH, les civils Ibrahima Khassoum BAH, Paate BAH, Fara BAH, Négro mauritanien DIALLO, Abdoul Aziz KANE, Saydou KANE, Amadou Moktar SOH, Youba SAMBOU, Mamadou Oumar SIH, Mamadou Youssouf SIH, Abdoulaye SARR, Amadou Tidiane BAH et les deux droits communs Moussa THIOYE et Alassane SIH. Lors de la première série de tortures (22 et 23 mars), nous fûmes torturés comme des bêtes par l’adjudant Mohamed Wul BOWBÂLI dit « Hoore puccu » (Tête de cheval) secondé par le garde Makha.. (un Hartâni de Kiffa), le brigadier Mohamed Wul BADAOUI dit « Saa reedu », le brigadier comptable Moustapha Wul . dit Teeleende (Le Chauve), le brigadier Mohamed Wul VET’H , le brigadier Brahim Wul ., l’infirmier Cheikh. le magasinier Wul KEREYBÂNI et toute une meute de gardes hrâtîn. En raison du nombre 22 et de la date du 22 mars, le brigadier Brahim Wul . avait donné à ce groupe le nom de «Comité des 22». La troisième séance (la nuit du 24 au 25 mars) contre les lieutenants Abdul Karim DIACKO, Moussa Gomel BARO et le droit commun Moussa THIOYE fut menée par le lieutenant Dahi Wul MOHAMED basé à Nema et qui avait rejoint Waalata dans la nuit du 23 au 24 mars.
Depuis le jour de mon arrestation jusqu’à notre libération, nous avions constaté que le régime avait écarté sur notre chemin de la croix tous les membres des corps militaires et paramilitaires qui n’étaient pas Arabo-berbères (Bîdhân et Hrâtîn). Des officiers Bîdhân et Hrâtîn donnaient les ordres, des Bîdhân et comme des Hrâtîn, particulièrement ces derniers, sélectionnés spécialement pour leur cruauté et leur haine particulièrement contre les Fulbe qualifiés de « sales juifs » exécutaient les basses besognes. Les instruments de tortures comprenaient de grosses cordes en sisal tressées et mouillées, des gourdins, des fils électriques, de grosses pierres de plus de cinquante Kilogrammes qu’on posait sur la poitrine, du sable avec lequel on remplissait la bouche du supplicié pour l’empêcher de crier. Une forme de torture : Le ballon. Il consistait à frapper la tête du supplicié avec des chaussures Rangers comme si on jouait au football, jusqu’à son évanouissement.
Autre torture angoissante, le simulacre d’exécution. Surtout lorsque le lieutenant Ghaly Wul SOUVY, en manque de drogue, était surexcité. Il s’amusait alors à poser sur la tempe du supplicié son pistolet qu’il venait de charger devant celui-ci. J’ai vécu personnellement cette expérience le 4 janvier 1988 pour avoir protesté contre l’utilisation des entraves aux pieds (des chaînes) qui faisaient saigner nos chevilles . On me conduisit dans une pièce, juste à l’entrée du fort avec le lieutenant Abdoulaye Hachim KEBE qui était enchaîné avec moi. Après quelques remarques désobligeantes à l’endroit de celui-ci, il ordonna qu’on le détachât pour le renvoyer auprès des autres qui avaient été réinstallés dans la grande pièce de détention. C’est ma personne qui l’intéressait après que j’eusse protesté contre les traitements dont nous faisions l’objet, comme si nous n’étions pas des êtres humains. Après qu’il eût renvoyé dans la salle de détention le lieutenant KEBE, le brigadier Brahim wul .. et le garde Makha wul .. , mes deux bourreaux Hrâtîn, se mirent à « s’occuper de moi ». Il me lièrent les mains derrières le dos, avec les jambes repliées sur mon postérieur. Torse nue, je fus allongé à plat ventre. Ghali posa son pied droit chaussé d’une botte lourde sur ma tête en appuyant fort. Mon nez, plaqué au sol était bouché par du sable qu’aspiraient mes narines. Je lui entendis prononcer alors cette phrase en réponse aux protestations : « (.) C’est normal que vous soyez enchaînés parce que vous êtes des Nègres, et le droit des Nègres c’est d’être enchaînés parce qu’ils sont des esclaves (.) ». Makha Wul .. enchaîna immédiatement : « Oui, tu es Vulaani. Il paraît que vous ne nous aimez pas, nous les Hrâtîn. Tu vas le payez aujourd’hui, sale Vullaani ». Ses propos furent suivis par les premiers coups de cordes. Plus je criais, plus il s’acharnait sur mon corps. J’entendis Ghali lui dire : « Frappes à la nuque. Frappes à la nuque. Gassaramark Kowri ». J’avais tellement crié que je n’entendais plus ma voix qui était cassée. J’avais si mal que je ne ressentais plus mon corps endolori, et surtout ma nuque. Ils me jetèrent dehors dans la cour, en continuant à me frapper. Je continuais à crier. Des cris qui attirèrent l’attention de mes compagnons de prison. Certains étaient debout devant la fenêtre en train de regarder la scène. D’autres qui revenaient de la corvée passèrent devant moi, choqués par le spectacle dont je faisais l’objet. Pour dissuader d’autres intentions contestataires, je fus exposé donc torse nue, à genoux pendant près de 12 heures dans la cour. Je tremblais à cause de la douleur piquante qui s’était installée dans mon corps. Cette souffrance était aggravée par le vent froid et sec du mois janvier. De temps en temps, pour me faire souffrir encore, on versait sur moi un saut d’eau froide qui me réveillait de ma torpeur. Les tortures avaient commencé vers 11h. Je fus exposé ainsi jusqu’au crépuscule. C’est grâce aux interventions du lieutenant Djibril YONGANE accompagné des deux autres lieutenants feu Abdoul Qouddous BAH (mon cousin) et Abdarahmane DIA qui étaient des camarades de promotions de Ghali Wul SOUVY à l’Ecole inter armes d’Atar que je fus détaché et renvoyé dans la salle d’incarcération, auprès de mes camarades. Mon dos était lacérée et ma nuque enflée. L’infirmier Cheikh wul.. refusa de me soigner sous prétexte qu’il obéissait aux consignes du lieutenant Ghali Wul SOUVY. C’est grâce à des médicaments que Youba SAMBOU avait apportés avec lui en cachette que je réussis à bénéficier des premiers soins. Pendant trente cinq jours, je ne pouvais coucher sur le dos. Je dormais à plat ventre. Ultime humiliation. Lorsque nos tortionnaires se mettaient à imiter devant nous nos pleurs et nos supplications.
Même enchaînés aux pieds et menottés aux poignets, les gardes redoutaient encore nos militaires, car ils avaient vu la plupart d’entre eux à l’oeuvre pendant la guerre du Sahara occidental. Certains des officiers et sous-officiers les avaient même commandés, d’où les relations ambiguës que les gardes continuèrent à entretenir avec leurs anciens chefs hier redoutés, à Waalata leurs prisonniers.
L’attitude des gardes bîdhân était quasi unanime : de la haine, du mépris, mais surtout une agressivité qui trahissaient aussi la peur collective chez les Bîdhân, peur créée et entretenue par le Système Bîdhân pour légitimer sa répression raciste contre tout ce qui n’était pas arabo-berbère. Avec eux, nous savions comment il fallait se comporter.
Un seul fera exception : le lieutenant Mohamed Lemine Wul ., de la tribu des Tenwâjib. C’est seulement à Waalata que j’ai eu personnellement l’occasion de trouver pour la première fois depuis les arrestations de septembre 1986 ce cas exceptionnel de sympathie à notre égard. Il commanda le fort pendant une courte période (27 avril – 27 juillet 1988). La raison de la brièveté de son séjour trouve, à l’évidence, son explication dans le témoignage de sa sympathie qu’il exprima à notre égard dès les premiers contacts dans notre salle d’enfermement. Une sympathie (dans le sens grec du terme) qui était mal tolérée par ses subalternes dont son premier adjoint, Mohamed Wul BOWBÂLI qui refusait ouvertement de lui obéir à chaque fois qu’il donnait des ordres pour une amélioration de nos conditions de détention. La plupart d’entre nous comprirent que ce qu’il avait vu dans la salle de séjour des prisonniers politiques le jour de son arrivée l’avait choqué. Il avait prononcé cette phrase dans la cour, devant des camarades témoins : « Comment peut-on faire ça à un être humain ? Comment peut-on faire ça à des Musulmans, des Mauritaniens !». Il fit tout pour améliorer nos conditions de détention (amélioration alimentaire, ouverture des fenêtres qui étaient condamnées et qui le seront de nouveau après son affection pour sanction parce son comportement humanitaire avait été signalé par ses subalternes à la Direction de la Garde nationale à Nouakchott). Le premier jour, dès qu’il sortit de la salle de détention, il envoya à la ville de Waalata un des gardes acheter, avec son propre argent, du sucre, des arachides et du lait en poudre pour ceux qui étaient le plus marqués par la malnutrition. Evidement c’était peu pour satisfaire tout le monde, mais le geste de solidarité lui vaut une reconnaissance sincère.
Le lieutenant Mohamed Lemine Wul..n’avait pas l’avantage politique d’autres officiers subalternes Bîdhân qui disposaient eux d’une base sociale ou politique sur laquelle ils pouvaient s’appuyer pour s’imposer. Comment peut-on concevoir que dans une armée un adjudant-chef refuse d’obéir à des ordres donnés par son supérieur ? La raison était politique. A Nouakchott, celui-ci avait un solide soutien politique et militaire en la personne de son cousin le colonel Mohamed Mahmoud Wul DEH qui ne fait jamais mystère de son chauvinisme arabe et de son racisme contre tout Africain non Arabe. Lorsqu’il était ministre de la Santé et des Affaires sociales en 1983, ce dernier, avec les conseils de l’idéologue du panarabisme le médecin Hassan Wul.alias Petit Hassan, appliqua les théories de la bidanisation de la Santé publique : former un personnel de santé pour ne soigner que des Bîdhân. Ce même Dr Hassan est aujourd’hui fonctionnaire de l’O.M.S. pour l’Afrique subsaharienne. Je comprends difficilement la politique de recrutement des Nations Unies en faveur d’idéologues racistes arabo-berbères anti Nègres comme le Dr Hassan. C’est le comble. Des individus qui ont le plus grand mépris pour les Africains non Arabes et dont le racisme anti Noir n’a d’égal que celui affiché par les théoriciens de l’ancien Apartheid en Afrique du Sud.
Le lieutenant Mohamed Lemine Wul ..avait fini par faire appliquer ses consignes aux gardes en nous laissant sortir le jour, «librement » dans la cour de la prison, toujours avec les chaînes de Brahim Wul Alioune NDIAYE. Ce jour du mois d’août, entre 12 heures et 13 heures, sous une chaleur sèche et lourde la plupart des malades étaient sortis dans la cour pour prendre un peu d’air, à l’ombre des murs. A cette heure-ci, on ne trouvait plus d’ombre où se réfugier, mais le Maréchal de Logis Mamadou Sadio NGAYDE, Hamadi Racine SIH, Samba Yero WONE et feu Teen Youssouf GUEYE préférèrent rester encore dehors. J’étais là aussi. En prison, depuis Nouakchott, j’avais pris l’habitude d’observer, d’écouter tout pour noter ensuite discrètement dans mon carnet de fortune que j’avais confectionné avec des papiers de boîtes de gloria que je ramassais discrètement, à chaque fois que je sortais pour faire mes corvées d’eau. Depuis le 10 juillet 1988, ayant remarqué que Teen Youssouf GUEYE ne mangeait presque plus, j’ai commencé à mentionner son nom dans la colonne intitulée : «phase négative», celle dans laquelle je notais au quotidien l’évolution de la situation des malades.
Le lieutenant Mohamed Lemine Wul. fut convoqué d’urgence à Nouakchott durant le courant de la première semaine du mois d’août pour s’entendre reproché par le colonel Brahim Wul Alioune NDIAYE son « (.) attitude condescendante (.)» à notre égard, et pour être rappelé à l’ordre du Système qui avait pour objectif politique de détruire l’opposition africaine à la politique ethno raciste d’arabisation de la Mauritanie. En réponse à ces reproches, le lieutenant lui parla plutôt des problèmes humanitaires qui se posaient à Waalata en lui décrivant les conditions alimentaires et de santé lamentables dans lesquelles nous vivions. Il lui avertit qu’il y aurait inévitablement des décès si on ne prenait pas des mesures d’urgence pour nous sauver. IL faut rappeler que comme Wul TAYA, comme le ministre de l’Intérieur Gabriel CIMPER, le colonel Brahim Ould Alioune NDIAYE était informé régulièrement par les rapports des missions militaires et civiles qui venaient régulièrement de Néma (le chef lieu de région) et de Nouakchott (la capitale de la Mauritanie) pour visiter la prison à Waalata . Il répondit que nous avions été envoyés dans ce fort pour cela. Le lieutenant insista sur son propos. L’insistance du lieutenant à nous porter secours amenant le colonel à lui faire la remarque suivante : « (.) le rapport envoyé par l’adjudant Mohamed Wul BOWBÂLI est donc exact. Vous avez semé la zizanie en encourageant les Kwar (Nègres) à se révolter ». Un hasard malheureux. Quelques minutes après l’entretien, le colonel Brahim Wul Alioune NDIAYE rappela le lieutenant Mohamed Lemine Wul.. Pour lui annoncer la nouvelle qu’il venait de recevoir : le décès de l’ex-Maréchal des Logis Alasan Umar BAH, décès survenu le jeudi 26 août 1988 à Waalata. Malgré ses convictions politiques affichées, il aurait eu l’air embêté, le colonel. Pour ne pas faire apparaître une telle faiblesse, Il dit au lieutenant Mohamed Lemine Wul. qu’il pouvait disposer.
Les conditions alimentaires défectueuses, les tortures, les travaux forcés, les mauvaises conditions d’hygiène (dysenterie, scorbut, gale, béribéri), les tortures psychologiques sont les facteurs conjugués qui ont favorisé, en l’espace de 32 jours (26 août-28 septembre 1988), les décès de Alassane Oumar BAH, de l’écrivain Teen Youssouf GUEYE (qui fut représentant de la Mauritanie à l’O.N.U. en 1963), du lieutenant de génie Abdoul Ghouddouss BAH et de l’ingénieur agronome Tafsirou DJIGO (ancien Ministre de la Santé).
Le vendredi 13 septembre 1988 vers 19h, donc cinq jours après, le lieutenant du Génie militaire Abdoul Ghouddous BAH décéda . Quinze jours après, le samedi 28 du même mois à 9h 44 mn Tafsirou DJIGO nous quitta. Ce jour, nous comptions à Waalata 42 cas de béribéri, 15 de dysenterie amibienne, sans parler de la desquamation, des troubles de vue et des troubles psychiques.
Il fallut la pression de l’opinion internationale pour arrêter ce début d’hécatombe. C’est le lieu de remercier ici, au nom de tous ceux qui étaient à Waalata, les O.N.G. qui ont fait un important travail de sensibilisation et de mobilisation pour sauver ceux qui étaient encore en vie. Nous pensons particulièrement à Amnesty International, à la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (F.I.D.H.), à Africa Watch, à l’Association en faveur des victimes de la Répression en exil (A.V.R.E.) et à toutes les initiatives individuelles à travers le monde.
C’est grâce à toutes ces pressions que le régime du colonel Wul TAYA accepta de nous transférer à Ayoun el Atrouss. Les civils d’abord du 31 octobre au 1er novembre 1988 ; puis les militaires le 15 février 1989. Nos conditions de vie furent certes améliorées. Les travaux forcés furent supprimés et les entraves enlevées. A partir de mars 1989, nous obtînmes, pour la première fois depuis notre incarcération en septembre 1986, le droit de visite de nos épouses.
Malgré ces visites, les tortures n’avaient pas cessé. Elles étaient devenues seulement plus rares. Durant le mois de Ramadan, mois considéré dans l’islam comme celui de la paix, de la tolérance et du pardon entre musulmans on torturait des Musulmans dans cette prison de cette République islamique de Mauritanie parce qu’ils Noirs et parce qu’ils refusent d’être soumis aux Arabes. Dans la nuit du 4 au 5 mai 1989, à partir de 0h 30mn nous fûmes terriblement secoués par les hurlements horribles du Maréchal de logis Mamadou Sadio NGAYDE qu’on torturait en dehors de l’enceinte du fort qui nous servait de prison. L’atmosphère traumatisant de Waalata nous rattrapait alors que nous étions tous persuadés, avec beaucoup de naïveté, que nous l’avions laissé dans ce mouroir le jour de notre départ vers à Ayoun. L’angoisse envahissait de nouveau nos esprits et nos corps. Une atmosphère indescriptible. Certains faillirent y perdre la raison.
Le 3 juillet 1989, une délégation du C.I.C.R. composée de deux membres (une femme et un homme) nous rendit visite. Elle demanda à me rencontrer pour m’annoncer la déportation de ma famille. Au cours de cet entretien j’ai insisté pour qu’elle visite le magasin où étaient enfermées les caisses de chaînes et de menottes qui nous accompagnaient partout dans nos lieux de détention. Ce qu’elle fit malgré les réticences de la direction de la prison. Avant de partir, elle revint me voir pour me confirmer qu’elle avait bien vu ce que je leur demandé de voir.
Pendant que j’étais en prison, mon épouse Habsa BANOR inspecteur des douanes de son Etat, a été déportée donc vers le Sénégal le 29 mai 1989, parce que seulement elle est née dans ce pays . Nos enfants, âgés respectivement de 12, 10 et 7 ans, furent abandonnés à eux-mêmes. Ils furent rendus le 29 juillet 1989 à leur mère, grâce à des démarches menées auprès du C.I.C.R. par une de mes belles-soeurs, Mme SALL née Tokosel SIH. Ceci après plusieurs négociations menées par cet organisme auprès du Ministre de l’Intérieur, des Postes et Télécommunications de l’époque en personne, toujours le néo-nazi et raciste anti-Noirs, le colonel Gabriel CIMPER alias Djibril Wul ABDALLAH qui s’était opposé au départ à ce qu’ils soient envoyés auprès de leur mère .
Si j’ai eu la chance de retrouver ma famille reconstituée en exil en France, quatre ans trois mois et dix jours après mon arrestation (4 septembre 1986-14 décembre 1990), ce n’est pas le cas de centaines d’autres. Toute cette situation est à l’actif d’une politique qui cherche à détruire la cohésion ethnique des Bamana, des Fulbe, des Sooninko et des Wolof à partir de la cellule familiale qui constitue le fondement de toute société humaine. Au moment où je vous parle près de 90 000 Noirs vivent encore dans des camps d’exclusion au Sénégal et au Mali, déportés de leur pays depuis avril -juin 1989, dans le cadre d’une politique de « darwinisme ethnico raciale » et d’arabisation de la Mauritanie. Dans ce pays, on trouve des familles Bamana, des Fulbe, des Sooninko et des Wolof dont les maris sont déportés. Dans d’autres, ce sont les épouses qui sont déportées emportant une partie des enfants . Après avoir été déportés, ces Mauritaniens sont encore victimes d’une politique de l’oubli et de déni sous le prétexte que leur retour est jugé non souhaitable, parce que source de conflit susceptible de menacer la stabilité dans la sous région ! Les terrains de culture, les biens immobiliers, le bétail étant redistribués à des groupes de populations venues du Nord et à leurs Hrâtîn, le gouvernement du Système Bîdhân ne veut plus les leur retirer. On cherche donc à fondre les déportés aux populations du Mali et Sénégal (comme le souhaite aujourd’hui l’actuel gouvernement de Abdou Diouf allié du système Bîdhân).
Comme pour aggraver leur situation, le Haut Commissariat aux réfugiés (H.C.R.) a décidé de ne plus leur fournir de l’aide alimentaire à partir de la fin du mois de décembre 1994.
En Mauritanie, on est en train de préparer inévitablement un processus de guerre ethnico raciale, de massacres semblables à celui que nous vivons douloureusement aujourd’hui dans certaines parties du monde. Nous pensons au Rwanda. D’autres Rwanda se préparent dans le monde. Les démocraties occidentales le savent ; mais, comme d’habitude, elles n’interviendront que lorsque des fleuves de sang auront coulé. Il faut donc penser à une action préventive.
C’est au cours de mon séjour à Ayoun que je reçus pour la première fois deux cartes postales qui m’apprirent (mes camarades aussi puisque certains avaient reçu des cartes venant de France, de Belgique, de Suisse, des Etats-Unis, des pays scandinaves, etc.) que nous n’étions pas abandonnés comme nous l’avions toujours cru pendant tout notre long et pénible séjour à Waalata. C’est bien plus tard qu’un garde nous avoua qu’à Waalata le courrier était brûlé régulièrement, les colis détournés au profit des gardes. C’est à l’occasion de ma première visite à Sète que j’appris que mon groupe d’adoption m’envoyait du courrier. Les deux cartes postales (elles furent confisquées tout de suite après que nous ayons fini de les lire) avaient été envoyées par deux collégiennes de Poussan et de Balaruc-les-Bains. Je n’ai pas encore eu l’occasion de rencontrer ces personnes pour leur dire combien leurs cartes m’avaient remonté le moral, surtout à un moment où je me sentais si seul après la déportation de ma famille. Je n’étais pas le seul à vivre cette joie. J’entends encore les cris de joie de Mamadou Sidi BAH qui venait de recevoir une lettre de La Caroline du Sud (Etats Unis) : « (.) Nous serons libres, nous serons libres. Nous ne sommes pas abandonnés. Vous voyez que nous avons des amis (.) ». L’arrogance de certains de gardes diminua. Depuis qu’ils comprirent que la situation pouvait se retourner contre eux un jour, certains adoptèrent une attitude moins agressive à notre égard.
Un premier groupe fut libéré le 11 décembre 1989. Un second dont je faisais partie fut libéré le 14 septembre 1990. Les militaires furent libérés en mars 1991. Officiellement il n’existe pas de prisonnier politique. Mais depuis cette date, régulièrement des femmes, des hommes, des enfants, parfois ce sont des familles entières qui disparaissent. 1991 et 1992, les charniers de Wocci et Sori Male furent découverts.
Pour terminer, je voudrais lancer un appel à la vigilance auprès de tous ceux qui luttent individuellement ou collectivement en faveur des droits de l’Homme. Nous avons remarqué que les autorités carcérales changeaient de comportement à notre égard en fonction du degré de pression dont le régime faisait l’objet de la part de l’opinion internationale. Pression d’une puissance ou des puissances occidentales sur les régimes dictatoriaux dont ils dépendent pour asseoir leurs pouvoirs, mais aussi et surtout pression des opinions de ces puissances sur leurs propres gouvernements. Car aujourd’hui, aucun pays dit occidental ne pourra convaincre son opinion qui est soucieuse du respect fondamental des droits humains sur le soutien qu’il apporte à un régime raciste, tribaliste et sanguinaire, quelles que soient les raisons d’Etat qu’il pourrait évoquer.
Certains pays qui violent les droits humains font la sourde oreille devant la désapprobation de l’opinion internationale, mais nul ne peut rester éternellement dans cette attitude. En ne baissant jamais les bras, je suis convaincu qu’on continuera à sauver encore des vies humaines à la merci des dictateurs et des sanguinaires.
L’absence de vigilance a permis de reprendre encore, entre 1990 et 1991, les massacres contre les Noirs. C’est ainsi que 534 d’entre eux, civils et militaires, furent tués en toute impunité. Il n’existe aucune trace de leurs corps. De nombreuses demandes ont été formulées par des O.N.G. telles que Amnesty International pour l’envoi d’une mission d’enquête sur les violations des droits de l’Homme en Mauritanie, et plus particulièrement sur les exécutions extra judiciaires de 1990-1991. Parmi les victimes de cette période figurent d’ailleurs d’anciens détenus de Waalata et d’Ayoun. Le relâchement de la pression internationale, et surtout le soutien inconditionnel de la France [n’est-ce pas l’actuel Conseiller pour les Affaires africaines à l’Elysée qui avait déclaré lors de sa visite en décembre 1992 que « (.) le cas des massacres des militaires Noirs était un détail (.)» – des propos qui rappellent étrangement un discours révisionniste ici en France. N’est-ce pas l’ambassadeur de France à Nouakchott, Le sieur RAIMBAUD, qui a déclaré récemment à une délégation mixte composée de membres de la F.I.D.H. et de Agir Ensemble pour les Droits de l’Homme que : «(.) Cinquante mille déportés, ça ne fait pas pleurer beaucoup de monde (.) »-(cf. Rapport F.I.D.H., avril 1994)] au régime raciste et chauvin de Wul Taya ont encouragé celui-ci à faire voter par son assemblée monopartiste le 29 mai 1993 une loi d’amnistie en faveur de tous les militaires, gardes, gendarmes et policiers impliqués dans les massacres et tortures contre les Noirs (Fulbe, Sooninko, Wolof, Bamana) entre octobre 1990 et mars 1991.
C’est dans cette impasse que se trouve actuellement la Mauritanie. Un Etat et un régime contrôlés par une ethnie dont les préoccupations sont d’être ancrées au monde arabe et qui se détourne de l’autre partie non arabe de la Mauritanie qui, elle, non seulement cherche à sauvegarder son identité, mais lutte aussi contre sa destruction physique.
Nous faisons tout notre possible pour ne pas tirer la même conclusion pessimiste que cet ancien administrateur colonial, Gabriel FERAL que j’avais eu l’occasion de rencontrer à l’occasion d’un colloque et qui m’avait répondu sans compromis, à propos de la Question nationale en Mauritanie, qu’ « (.) il n’y a pas de solution compte tenu de l’Histoire et de ce qui s’est passé entre les deux communautés (.)». Mais je continue à me poser la question que je me suis toujours posée avant, pendant et après la prison : Quel est l’avenir de la Mauritanie ?
Ibrahima Abou Sall
Historien-chercheur-Paris-France
Montpellier, le 25 juin 1994
Enrôlement de la population : Des mauritaniens noirs humiliés et rejetés par les recenseurs
Qui est mauritanien, qui ne l’est pas ? L’opération d’enrôlement de la population qui est en cours ressemble à une entreprise de construction d’une ‘mauritanité’ dont certains sont en train de se sentir injustement exclus… Mbaye Babacar Sèye qui a servi dans l’armée mauritanienne a été rejeté par les agents recenseurs de Riad. Ils lui auraient conseillé d’aller se faire recenser à Rosso. Pourtant, selon lui, les agents lui ont signifié que les ordinateurs ont perdu plusieurs dossiers du Trarza dont le sien.
A plus de soixante, Babacar Sèye s’est senti « humilié et maltraité par les agents recenseurs du centre de Riad ». « Ils m’ont demandé de relater mon enfance !» Dit-il, indigné. « J’ai, quand même, 63 ans. Je peux être votre père. Comment voulez-vous que je vous parle de mon enfance. Je dois parler de mon enfance et de ma vie pour me recenser ? Quand même ! », a rétorqué Mbaye Babacar Sèye aux agents recenseurs qui lui auraient ensuite demandé s’il va fréquemment au Sénégal. Une question à laquelle il a répondu par l’affirmative. Un oui qui lui aurait porté préjudice sans qu’il le sache. Mbaye Babacar Sèye témoigne :
« Je m’appelle Mbaye Babcar Sèye. Je suis né le 20 décembre 1948 à Keur Mour au Trarza. J’ai un acte de naissance signé par un toubab qui date de 1954. Donc, je suis plus ancien que l’indépendance de la Mauritanie. Lorsque j’ai appris qu’il y a un recensement, je suis allé me renseigner auprès de l’imam de mon quartier. C’est ce dernier qui m’a dit de partir à Dar El Kitab de Riad. Je suis allé là- bas le 14 mai. On m’a dit qu’il faut au préalable se faire enregistrer et prendre un rendez- vous. Le gardien qui m’a enregistré m’a donné rendez-vous le 15 mai à 3 heures du matin. C’était un dimanche. Quand je suis arrivé, j’ai trouvé des dizaines de personnes. Parmi elles, mon ancien camarde de promotion Oumar Sall. C’est un ancien policier. C’est à 9h30 que nous avons été reçus par un brigadier de police. Il a remis à chacun un ticket qui portait un numéro. Moi, j’avais le numéro 3. Quand j’ai été reçu par les agents recenseurs, ils m’ont posé énormément de questions humiliantes quand j’ai déposé les papiers qu’il fallait : un extrait de naissance, une copie de la carte d’identité et une copie du recensement. Ils m’ont demandé encore d’autres papiers. D’abord, ils m’ont demandé ce que j’ai fait dans mon enfance. ‘Je peux être votre père. Comment voulez-vous que je vous parle de mon enfance. Je dois parler de mon enfance et de ma vie pour me recenser ? J’ai 63 ans quand même !’ Puis, ils m’ont dit : ‘quel pays avez-vous fréquenté ?’ Je leur ai dit que j’ai fait la France et le Sénégal. Ils m’ont demandé quand je suis allé au Sénégal pour la dernière fois. Je leur ai dit que j’y vais tous les trois mois parce que je suis talibé Tidjane.
Quand je leur ai dit que j’ai fait le service militaire, le plus jeune m’a offensé par ses propos. Il m’a demandé si j’avais pris ma retraite. Comme j’ai répondu ‘non’ il m’a demandé si j’avais été révoqué. Malgré tout je suis arrivé à me maîtriser.
Après ces questions humiliantes, ils m’ont demandé où était mon père. Je leur ai dit que mon papa est décédé en 1988. Ma maman ? Je leur ai dit qu’elle est décédée en 2007. Ils m’ont dit d’apporter le certificat de décès de ces deux personnes là. Je leur ai dit que mon père est décédé au village et qu’il fallait que je m’y rende pour chercher ledit certificat. L’agent m’a alors dit que ce n’était pas la peine et qu’il suffisait de voir un Cadi à Nouakchott. Une façon de me demander de faire usage de faux. Je suis allé chercher dans les archives de mon père, sa carte d’identité. Quand je partais, il m’a assuré qu’au retour je n’aurais pas besoin de faire le rang et qu’il suffisait de se présenter. Mais quand je suis revenu, ils ne m’ont pas reçu tout de suite. Je suis resté sous le soleil jusqu’à 16h. Quand j’ai été reçu, ils ont recommencé l’interrogatoire. Cette fois c’est un ‘bidhane’ qui parle wolof qui m’a interrogé. Encore les mêmes questions.
Finalement, ils m’ont rejeté, c’est tout. Ils m’ont dit que l’ordinateur n’accepte pas le numéro qui est sur mon acte de naissance et qu’au niveau du Trarza, l’ordinateur a perdu un certain nombre de dossiers dont le mien. Je leur ai présenté plus de dix dossiers qui ont tous été rejetés. Ils m’ont conseillé de me rendre à Jedrel Mohguen pour me recenser. Comme si Jedrel Mohguen ne faisait pas partie de la Mauritanie. »
Des mauritaniens qui décident de la ‘mauritanité’ de leurs compatriotes, simplement, par la couleur de leur peau. Des exemples comme de Babacar Sèye, il y en a plusieurs. Les dysfonctionnements de l’opération d’enrôlement ont pourtant été signalés par plusieurs acteurs et leaders d’opinions…
L’IRA de Biram Ould Abeid pense que l’objectif des autorités est de maintenir ‘un équilibre artificiel’. Toutes ces manœuvres, selon elle consistent à diviser.
‘Des touaregs ont envahi la Mauritanie en 1992, à la faveur de la guerre civile au Nord du Mali, tandis que des sahraouis étaient déjà, omniprésents dans le pays’ peut-on lire dans ‘Le Calame’ de la semaine dernière.
L’organisation de Biram Ould Abeid est la seule pour le moment à dénoncer ce cinéma. Elle a mis en garde le pouvoir ‘contre les risques de tensions que pourraient engendrer le détournement et la réduction d’une opération d’une importance capitale, pour le pays en une entreprise sectaire, visant au renforcement et à l’accélération de la dérive ethnique du pouvoir.’ L’IRA engage les autorités à renoncer à la division aussi absurde qu’inacceptable, de la communauté Peulh en Fulbé et Halpulaar. Elle exige, des autorités, la révision des procédures d’enrôlement, afin d’assurer, à tous les mauritaniens, un accès égal à l’état-civil.
Mamadou Sy- LA TRIBUNE (MAURITANIE)