Souleymane Bachir Diagne est un « finistère ». Chez lui habite une longue tradition de pensée lumineuse soufie dont la musique est souvent couverte par le bruit assourdissant de quelques demi-soldes, à barbes et masques de bourreaux, à la langue bien pendue, qui ont fini d’occuper l’espace médiatique, d’obstruer le champ culturel et intellectuel. Chez lui finit une certaine terre des idées. Puis celles-ci se redéployent, donnant des ailes à ce que nous savions et corps à ce que nous ignorions, son esprit fertile comme point d’appui et ses formules heureuses pour habits. On ne consent point, parfois, à ce qu’il dit. Mais on le conçoit toujours. Cet oiseau de nuit en plein jour dont-il qualifie George Boole lui ressemble aussi, à bien des égards. En lui, se rencontrent l’Islam des lumières, l’école occidentale de la logique, et l’Afrique de la pensée, du savoir ésotérique.
De L’oiseau de nuit en plein jour (1989) à L’encre des savants (2014), Souleymane Bachir Diagne passe des idées, casse des codes, fait toucher terre aux concepts les plus inaccessibles à priori pour les mettre à la portée de chacun.
De Boole, il a donc appris la logique ; de Bergson à dompter le temps. Chez Senghor, il a fait ressortir la quête d’authenticité et résolu l’ambiguïté. Avec Iqbal, il a pénétré la lumière.
Dans son mémorial des saints, on retrouve cette tradition d’élévation spirituelle ou « conversation des oiseaux » (ici Senghor, Bergson, Iqbal surtout) que son esprit saisit au vol et nous restitue pleinement.
Le philosophe a ce souci, presque obsessionnel, de s’attaquer aux médiations impossibles. Et pour en triompher, il fait appel à cette petite assemblée à l’avant-garde de ces combats dont il éclaire, in fine, l’aspect vital pour l’humanité.
Senghor qui veut réconcilier religion ancestrale et religion révélée puis religion tout court et socialisme.
L’ouverture d’esprit de l’auteur de Chants d’ombre ou son côté nuancé voire ambigu se reflètent jusque dans sa manière de concevoir la foi. Profondément catholique, il est cependant très attaché aux religions africaines refusant que ces dernières soient «comme de simples religions païennes qu’il faut radicalement supprimer pour édifier à leur place la foi chrétienne ». Refus qui lui vaudra d’être exclu du séminaire brisant son rêve de devenir prêtre et qu’il assumera, par la suite, essayant de l’expliquer par une formule lapidaire : « je n’ai pas de problème avec la foi mais avec l’Eglise ». Puis il découvre le socialisme. Et « il commence à mettre des noms, des concepts, sur cette révolte » qui l’a opposé à l’Eglise nous dit Diagne. Poursuivant, le philosophe précise la pensée du poète qui estime que le socialisme est « une force de libération. Mais, profondément catholique, il pense que la véritable libération est également une libération spirituelle. L’idée que le marxisme soit en même temps doctrine de la libération et positionnement hostile à la religion ne lui paraît pas tenable. Il va tenter de réconcilier les deux dimensions de ce qu’il estime être la libération et recherchera donc Dieu dans la doctrine qui semble justement l’écarter, le marxisme. Il déclare avoir cherché Dieu chez Marx et Engels, l’avoir senti dans le souffle du socialisme messianique (…) ». Diagne assimile le socialisme senghorien à un « idéal socialiste spiritualiste et humaniste » qui ne s’égare pas dans des considérations scientistes et positivistes et ainsi s’éloigne de la conception soviétique. Allant à contre courant de ceux qui ont fini de décréter la mort de cet idéal, il reste convaincu que ce socialisme qu’a aussi porté Julius Nyerere est jeune, à inviter et peut encore être la voie du salut pour tous ceux qui, sur le continent noir, se battent pour la justice sociale et l’égale liberté.
Iqbal qui veut réconcilier Islam et philosophie
En ces temps de fanatisme religieux s’exprimant sous la forme de violents actes terroristes, Diagne nous rappelle la tradition d’une pensée critique dans l’Islam et convoque notamment les écrits du philosophe indien Mohamed Iqbal, en particulier son ouvrage La reconstruction de la pensée religieuse en Islam, pour bien poser l’enjeu du processus qui se déroule sous nos yeux à savoir la déclaration de guerre faite par les tenants d’une doctrine salafiste et wahhabite, une doctrine du refus de la pluralité, aux adeptes de l’Islam soufi dont le fondement est la quête de la connaissance de l’essence divine, le questionnement qui amène à s’élever jusqu’à, au gré des réponses, l’amour absolu de Dieu pour ne faire plus qu’un avec Lui. De Daesh à Boko Haram en passant par Aqmi, les groupes terroristes se nourrissent et entretiennent ce clivage entre un Islam rigoriste et un autre tolérant. L’auteur de Islam et société ouverte : la fidélité et le mouvement dans la philosophie d’Iqbal nous explique, dans son Comment philosopher en Islam ?, à quel point, chez Iqbal, le principe de l’Islam est un principe de mouvement et comment ce principe a été « pétrifié au 13e siècle du fait de nombreuses circonstances historiques, politiques et religieuses ». En effet, à partir de cette période, renseigne-t-il, « les portes de l’ijtihad (l’effort d’interprétation) étaient fermées ». Les écoles juridiques se mirent en place aussi et l’innovation était désormais interdite aux docteurs de la loi. On suit le philosophe dans son raisonnement et l’on a foi en une chose : cet Islam des lumières qu’écrit Iqbal, celle à laquelle croit une majorité silencieuse de musulmans, loin du bruit charrié, au nom de leur religion, par les poseurs de bombe en divers endroits du monde, finira par s’imposer à nouveau car c’est là le sens même de l’Histoire.
Et Bergson qui veut réconcilier l’homme avec le temps
Souleymane Bachir Diagne raconte qu’un critique de son œuvre l’a qualifié de : « philosophe musulman bergsonien ». Avec le sourire, il a répondu oui à cette surprenante mais ô combien inspiré résumé des différentes catégorisations dont pourraient être assujettis ses travaux. Parce que Bergson est obsédé par le temps ou « l’espace temps ». Diagne est aussi dans ce souci permanent de faire prendre conscience à l’homme que son rapport au temps ne saurait être envisagé seulement du point de vue de « l’intervalle qui sépare un évènement d’un autre » donc par rapport à l’espace mais du point de vue de la durée réelle qui implique que le temps « se compose de moments intérieurs les uns aux autres » que seule l’intuition permet de cerner. Bergson a non seulement influencé Diagne mais ce dernier nous fait aussi toucher du doigt la coïncidence d’une part importante de ses écrits avec la production des deux autres grandes figures qu’il a étudiées : Senghor dans l’aspect le plus métaphysique de son œuvre et Iqbal dans sa recherche de la vérité (haqiqa). La « révolution bergsonienne », nous dit-il, en effet, ainsi que les concepts qu’elle a principalement produits (le vitalisme, le temps comme durée, l’intuition comme autre approche du réel, celle qui s’exprime tout particulièrement dans l’art) irrigueront leurs pensées respectives. Cette parenté est montrée à suffisance dans Bergson postcolonial – L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal (2011).
Hendrix des idées …
« Cours, voles, nous venge… » dira la pétillante Yasmine Chouaki pour mettre des mots sur le côté rédempteur de ce « redécouvreur » d’une pensée africaine et d’une autre islamique pendant longtemps délaissées plus ou moins. La journaliste explore le métissage de la culture de l’homme ; puis fidèle à sa réputation d’agitatrice et pour ajouter au charme, lui trouve du Hendrix. Rien que ça ! « Vous êtes le Jimmy Hendrix de la philosophie » ose-t-elle. Réponse : « J’espère que quelque chose dans sa guitare se retrouve dans ma manière de penser et d’écrire…j’adore l’histoire, le récit que fait sa guitare ».
Oui, la musique nous parvient malgré ce bruit assourdissant …
Racine Assane Demba