Les Forces Progressistes du Changement (FPC) Mauritanie

Témoignage d’un jeune peul déporté au Sénégal en 1989: La plaie s’est-elle refermée ? (2)

altRapatrié. Un mot étrange pour beaucoup de Mauritaniens qui ne perçoivent guère tout ce que cela signifie, en quotidien de souffrances. Le Calame publie, ici, le témoignage de Sow Samba, un jeune peul exilé au Sénégal, à l’âge de sept ans, et revenu au pays, vingt ans plus tard. Après le récit des prémisses à travers sa vie au village avant la déportation (in Le Calame 893 du mardi 30 juillet 2013), voici celui de l’expulsion…

 

2 – La déportation

 

1989. J’avais sept ans. Un soir de mai, vers huit heures, je dînais, assis avec mes jeunes frères autour d’une calebasse de « lacciri e keddam » (couscous au lait), tandis que mes oncles et grands frères prenaient le thé avec les employés, dans la cour de la maison, et nos mamans, tantes et sœurs se tenaient avec notre grand-mère paternelle devant sa chambre. Soudain, plusieurs 4×4 de la brigade de Kankossa firent irruption dans notre concession. L’un d’eux s’arrêta, pile, devant la chambre de ma maman.

 

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, toute la famille se retrouva encerclée par des hommes en tenue. Je ne me souviens pas qu’il y eût tumulte et grands cris. Juste le bruit des veaux, vaches, ânes, moutons, chèvres et chevaux, en guise d’adieux. Un homme s’approcha de nous et commanda : « rkeub ! ». Je grimpai à l’arrière du véhicule et aidai mes petits frères à s’exécuter de même. C’était la première fois que je montais dans une auto.

 

Ma maman entra dans sa chambre pour y prendre un drap afin de nous couvrir. Magoum, son ancienne amie mauresque, y était déjà et s’efforçait d’empêcher les autres voisines d’y pénétrer, clamant que la chambre de ma mère, c’était tout à elle, maintenant. Et joignant le geste à la parole, elle tira le drap qu’avait ramassé ma maman. Aldiouma eut beau s’y agripper et supplier de le lui laisser, Magoum refusa catégoriquement. Un gendarme intervint et repoussa violemment ma mère qui vint nous rejoindre, accablée. J’étais très mécontent du geste du gendarme mais je n’étais pas trop inquiet, ne comprenant guère ni ce qui se passait, ni ce qui m’attendait. La famille fut répartie à l’arrière des différents 4×4 et l’on se mit en route.

 

Comme si le ciel voulait marquer l’instant, Ngatamaare (la première pluie) commença à tomber. Les 4×4 n’étaient pas bâchés. Le vent était fort. Grosse et froide, la pluie ruisselait sur nos têtes. Mes frères pleuraient. Maman s’efforçait de nous abriter sous ses épaules. Je regrettais qu’elle n’eût pas un gros boubou pour nous couvrir tous. Elle lançait au ciel de saints Noms d’Allah : « Ya Kariim, Ya Hayyii, Ya Dhuljalaali wal Ikram ! » ; puis elle crachait sur ses mains et les posait sur nos têtes. Elle nous demandait de répéter le saint Nom d’Allah. Elle répétait, en pulaar : « Aan Allah, miden moolimaa ! Aan Joom-am, miden moolima ! ».

 

Un enclos à bestiaux pour hommes

 

On arriva, grelottants, à la brigade de gendarmerie de Kankossa et notre véhicule s’arrêta devant une grille. Un enclos à bestiaux. Un gendarme en ouvrit la porte, nous ordonna de descendre et d’y entrer. On apercevait des têtes dans l’obscurité. Je crus, un instant, que c’étaient des moutons. Mais, non, c’étaient des êtres humains, musulmans comme nous, à qui les gendarmes avaient ordonné de se coucher par terre, sous la pluie, et nous dûmes, à notre tour, nous soumettre à cet ordre. Personne n’osait soulever la tête, de peur de recevoir une balle.

 

Les hommes étaient obligés de céder à tout, pour la sécurité des plus faibles. Et il y en avait, des enfants et des bébés, des mamans et des femmes enceintes, des vieux et des vieilles et, même, des malades mentaux ! Bref, toute une communauté. De grands érudits musulmans, des sages, des chefs de villages et des notables, de grands commerçants, des fonctionnaires et officiers, des vénérables qui avaient connu le pays avant l’autonomie, célébré l’Indépendance et défendu les couleurs de la Mauritanie, notamment durant la Guerre du Sahara…

 

Comme ses nouveaux voisins, Maman se coucha par terre, serrant nos têtes contre ses épaules. Mes petits frères n’arrêtaient plus de pleurer, quémandant de retourner chez nous. Moi, je retenais mes pleurs, pour ne pas inquiéter davantage ma maman, et serrais ma petite sœur, tout contre moi. J’avais compris que les hommes forts de notre maison étaient impuissants, face aux hommes en tenue, et qu’il me fallait prendre ma part de responsabilité.

 

Je suis le deuxième fils de ma mère et plus actif que mon grand frère. Maman, allergique aux odeurs d’essence, était malade depuis notre départ. Elle n’arrêtait pas de vomir. Je fis tout ce que je pus pour atténuer sa souffrance et restais constamment à côté d’elle. Nous fûmes consignés trois jours et trois nuits dans cet enclos. La nourriture était rare et chiche. Beaucoup ne se souciaient que d’eux-mêmes. Ma grand-mère, mes oncles et tantes ne semblaient plus nous porter le même amour. J’observais, autour de nous, certaines mamans qui mangeaient sans rien laisser à leurs enfants. Au moins ne les abandonnaient-elles pas, quand tant de papas semblaient disparaître dans la foule.

 

On apprit que les déportations étaient suspendues et l’on nous ramena tous dans un autre village, Gourel Mamadou Kadja. On nous retourna quelques vaches. Ça dura quelques jours puis, la veille de la Tabaski, les gendarmes revinrent, le soir, pour nous ramener à Kankossa. Nous ne le savions pas encore mais c’était le début d’un long, dur et épineux voyage qui ne connaîtra retour que vingt ans plus tard… Arrivés à Kankossa, nous y passâmes une nuit sans dîner. Nous ne mangeâmes que le lendemain, un maigre plat préparé par nos mamans. Dans l’espoir de gagner la pitié du commandant de brigade, les gens se pressaient auprès de mon oncle, comptant naïvement sur l’amitié qui avait, si longtemps, lié les deux hommes…

 

Chargés comme des moutons

 

Au soir, nous fûmes à nouveau chargés, comme des moutons, dans un camion en direction de Kiffa. Personne ne savait où l’on allait. Les hommes furent obligés de s’allonger au fond du camion, femmes et enfants de s’asseoir sur eux. Ma maman s’affaiblissait et ne cessait de vomir. A l’avant et sur le toit, des hommes armés pointaient leurs fusils sur nous. Nous arrivâmes à Guérou, assoiffés. Le camion s’arrêta au bord d’une mare. Comme d’autres, j’ai sauté du camion pour boire. Je me suis servi de mes bottes pour passer de l’eau à ma mère et mes frères qui ne pouvaient descendre, à cause de la hauteur du camion.

 

La halte fut courte et nous repartîmes bientôt vers Kiffa où nous arrivâmes en pleine nuit. A l’époque, il y avait, à l’intérieur de la ville, une décharge d’ordures, clôturée de grillage. C’est précisément là que les hommes en tenue nous enfermèrent pour y passer les heures qui restaient de la nuit. Personne ne put dormir, dans l’affreuse pestilence des ordures. Beaucoup de gens vomissaient, malades. Les bébés pleuraient. On essayait, avec mes frères, de consoler ma petite sœur, qui n’avait que quelques mois.

 

Maintenant, j’étais vraiment inquiet et j’avais du mal à retenir mes larmes. Mais ne pas pleurer devant ma mère, c’était la soutenir. Aussi m’éloignai-je un peu d’elle, chaque fois que je me sentais faiblir. Après quelques instants de sanglots où je pouvais, enfin, me détendre de l’effroyable détresse qui me submergeait, j’essuyais mes larmes pour revenir au côté de ma mère. Les enfants avaient faim et, surtout, soif. On trouva de l’eau dans un trou au milieu des ordures. Elle n’était évidemment pas potable mais on n’avait pas le choix et c’est en se bouchant leur nez que les plus hardis se résignèrent à la boire.

 

Le lendemain, nous remontâmes, sans avoir encore rien mangé, dans le camion qui prit la direction d’Aleg. Arrivée au carrefour, nouvelle halte, interminable, mais, avec interdiction, cette fois, de descendre du véhicule. Nous passâmes ainsi la journée, sous la chaleur, intense, du soleil, dans la fournaise de notre prison de tôle, bruissante de pleurs, gémissements et murmures. Les hommes en tenue nous jetaient, de temps à autre, des biscuits sarakolé. Nous avions terriblement faim.

 

A la fin, je n’en pus mais et profitai d’un moment de détente des gendarmes, occupés à boire du thé, pour descendre et venir les rejoindre. Ils acceptèrent ma présence et m’offrirent, même, quelques verres de thé et des biscuits. A chaque fois qu’ils m’en donnaient, je montais dans le camion pour en passer à ma mère. Comme toutes les personnes âgées entassées dans le camion, ma mère éprouvait des maux de tête, sevrée qu’elle était de thé depuis plusieurs jours. Les pisses des enfants inondaient le plancher et avec la sueur des gens, l’atmosphère devenait suffocante. Ah ! Que ce voyage finisse, même si c’était la mort qui nous attendait ! Les gendarmes, quant à eux, étaient joyeux. Ils riaient, chantaient, jouaient aux cartes. Ils attendaient,
apparemment, une voiture de Kankossa, porteuse d’un ordre de route. Ils n’étaient pas pressés. Mais quelle journée terrible, pour nous ! Aujourd’hui encore, chaque fois que je repasse par ce carrefour, c’est comme si c’était hier…

 

C’est le soir venu que nous repartîmes, enfin, en direction de Bababé. On nous descendit à la brigade. Par chance, nous y trouvâmes un vieux retraité, Abdoulaye Souaïbou, qui avait servi à Kankossa, au titre de préfet. Il reconnut plusieurs de nos anciens et se fit un devoir de nous ménager le plus chaleureux accueil possible, en faisant égorger des boucs pour nous les servir. On mangea donc et passa une nuit à peu près correcte, avant de reprendre la route, le lendemain, vers 17 heures, en direction du fleuve.

 

Juste avant de partir, les gendarmes arrêtèrent un jeune homme qui était venu nous saluer et l’adjoignirent à notre groupe. On nous fouilla une dernière fois, pour récupérer pièces d’identité, monnaie, bijoux et autres objets précieux, y compris boubous et chaussures, pour peu qu’ils parussent de valeur. Comme s’il s’agissait de produits volés que les gardiens de la loi et de l’ordre se faisaient un devoir de récupérer…

 

Notre groupe s’était étoffé et c’était maintenant trois camions qui se dirigeaient vers le fleuve Sénégal. A quelques mètres de la berge, on nous descendit et nous ordonna en file indienne. L’ambiance était étrange, en ce crépuscule mourant. Il n’y avait personne alentour, ni militaire, ni douanier, ni civil. Un lieu très arboré et broussailleux. Une sorte de bout du monde. Nos aînés comprirent, alors, que le commandant de brigade de Kankossa, avide de s’approprier nos richesses sans en rendre compte à quiconque, s’était ingénié à nous expulser en catimini.

 

On traversa dans des pirogues réquisitionnées par les gendarmes. Comme tous les enfants et les personnes faibles, c’est par un turban noué autour de la taille que les piroguiers me descendirent dans l’embarcation. Une affreuse pestilence montait du fleuve. Le piroguier nous dit que cela venait des cadavres de gens tués et jetés dans les flots. On en aperçut quelques-uns, flottant, gonflés, au fil de l’eau. « Ne tentez rien ! », prévint notre conducteur, « ils vous tireraient comme des lapins ». Et de fait, les hommes en tenue, fusil en main, ne quittèrent le rivage mauritanien qu’une fois toutes les pirogues accostées sur l’autre bord où nous étions ainsi jetés, comme des mouches… (A suivre).

 

Sow Samba-

 

SOURCE : LE CALAME

 

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