Témoignage d’un jeune peul déporté au Sénégal en 1989: La plaie s’est-elle refermée ?
Rapatrié. Un mot étrange pour beaucoup de Mauritaniens qui ne perçoivent guère tout ce que cela signifie, en quotidien de souffrances. Le Calame publie, ici, le témoignage de Samba Sow, un jeune peul exilé au Sénégal, à l’âge de sept ans, et revenu au pays, vingt ans plus tard.
1- Avant la déportation
Toute vie connaît des hauts et des bas. La mienne est marquée par le conflit de 1989. Je ne suis pas le seul à porter cette cicatrice. L’évènement opposant la Mauritanie et le Sénégal a entraîné tant d’humiliations, de confiscations d’identité et de biens, de déportations, de licenciements arbitraires, d’exécutions extrajudiciaires, que je ne saurais le réduire à ma petite histoire. Mais, bon, il faut témoigner. Humblement. Pour notre guérison à tous.
Concernant ce conflit, je partage mon histoire en quatre séquences : avant les évènements, la déportation, le séjour au Sénégal et l’après rapatriement en Mauritanie. Né le 4 janvier 1982, à Woringuel – à environ huit kilomètres de Kankossa, wilaya de l’Assaba – je suis issu d’une famille peulhe musulmane de nationalité mauritanienne. De la tribu Wodabé, mes parents sont originaires de la commune de L’Haradj, moughataa d’Ould Yengé, plus précisément de Bilazimine, autrement connu sous le nom de Haradj Mothiol. Mon grand père paternel, Pathé Hogo Sow, plus connu sous le nom de Pathé Djibel, et sa famille avaient quitté cette localité vers les années 1970. C’étaient des éleveurs traditionnels de bovins. Sédentaires, pour la plupart, ils transhumaient, parfois, au Mali voisin. Vers la moitié des années 80, ma famille décida de s’installer définitivement à Agoumamel, à environ cinq kilomètres de Kankossa. Nous étions riches, pourvus en terres, bovins, ovins, caprins… Mes grands frères et leurs employés transhumaient, pendant la saison sèche, pour revenir dès les premières pluies. Ceux qui restaient au village s’occupaient des jardins et des vergers. Durant l’hivernage, nous cultivions plusieurs hectares.
Décès angoissants
Mon défunt papa se nomme M’Paly Pathé Sow et ma maman, Aldiouma Demba Ba. Mon père possédait, à lui seul, sept cents vaches. Nous habitions dans la même maison que mes deux oncles paternels, avec leur famille respective. Nous cohabitions, dans le village, avec d’autres populations, en paix et en parfaite harmonie et entente avec nos voisins. Le chef, un intime ami de mon père, se nommait Abeydi. Son épouse, Toutou, était, elle, très liée à ma mère. Ma famille était gentille, elle partageait ce qu’elle avait avec ses voisins. Chaque matin et soir, nos voisins maures venaient chercher du lait. J’étais jeune mais j’accompagnais, déjà, mes frères paître les veaux au Cawré, une mare, et les abreuver, vers midi, au Fereykifé, une rivière. En 1988, mon père me conduisit à l’école coranique, chez mon oncle maternel, Thierno Sirey Barry, à Sayel Sirki, un village non loin du nôtre.
Vers la fin de la même année, j’ai perdu mon papa. A peine quelques mois plus tard, ce fut le tour de Pathé Djibel. Mon grand-père paternel fut retrouvé mort en pleine brousse, à N’Domolli, à environ dix kilomètres d’Ould Yengé. Il était parti à la recherche de son chameau, perdu l’année précédente. Ces disparitions bouleversèrent notre famille et ma mère, de passage à Sayel Sirki, me ramena avec elle à Agoumamel. De retour chez moi, je pus constater combien ces décès angoissaient les miens. Un vrai cahot qui se lisait sur les visages, les marquant profondément. L’adage peulh ne dit-il pas : « Comme les grandes arbres disparaissent pour annoncer un grand fléau, les grandes personnes n’assistent jamais à certains malheurs, elles s’en vont, avant que le désastre ne survienne » ? C’était comme si les décès de mon père et de mon grand père présageaient d’une terrible catastrophe pour la famille.
Quelques mois plus tard, en avril 1989, débutaient les émeutes à Kankossa. De jour en jour, on en recevait de bien mauvaises nouvelles. Plusieurs de nos voisins négro-mauritaniens prirent la fuite vers le territoire malien. Nos voisins maures passaient, chaque jour, à la maison, pour nous demander de rester. « Rien ne va vous arriver », tentaient-ils de nous rassurer. On nous disait que c’était seulement un différend avec les Sénégalais. Cheikhna, le chef de brigade de la gendarmerie de Kankossa, était l’ami intime de mon oncle Samba Pathé Sow. Il promettait, à mon oncle, la sécurité de la famille et de l’ensemble de nos biens.
Mais un jour, nos voisins maures attaquèrent bon nombre de nos vaches et les égorgèrent. Au crépuscule, ils se consacrèrent, au lieu de la prière du maghreb, à les dépecer et s’en partager la viande.
Le malheur est arrivé
Encore inconscient de ce qui se passait, mon oncle se rendit à la mosquée : personne. Il pria donc seul avant de se rendre chez le chef de village. « Assalamou aleykoum ! », dit-il à l’entrée. Personne ne lui répondit. Il s’en étonna, surpris de l’étrange climat qui régnait. Demandant après Abeydi, il s’entendit répondre que le chef devait être chez Lakhawaf. C’était chez ce dernier que s’accomplissait le forfait et, une fois sur place, mon oncle n’eut pas besoin de questionner quiconque pour comprendre que ses voisins-amis-frères-compagnons de tous les jours « avaient coupé le cordon ».
Il revint à la maison, comme un sourd-muet. A peine entré, il fit deux rakats (1). Ma grande-mère, alarmée par le silence de son fils, s’approcha de lui et le questionna. « Que s’est-il passé ? – Ko bonannoo bonii » (le malheur est déjà arrivé). En trois mots, tout était presque dit et les lamentations s’élevèrent. Mon oncle m’informa que mon bélier faisait partie des victimes. Un gros bélier tout blanc et gros. Pour moi, c’était bien plus qu’une bête. Mon père l’avait reçu de son ami berger maure, passant par la maison, comme à son habitude, dans son retour vers le Nord. Plus tard, mon père me l’avait offert, pour me consoler d’une rude correction et j’avais toujours réussi à le sauver du couteau, en maintes occasions, fêtes religieuses, baptêmes et autre accueil d’hôtes. Depuis le décès de mon père, personne n’avait osé lui faire du mal. Et voilà que mon bélier était la proie de nos voisins !
Je courus, avec ma maman, chez Lakhawaf. La maison s’était littéralement transformée en abattoir. Dés l’entrée chez le vieux, j’aperçus la tête de mon bélier. Je n’oublierais jamais cette scène. Dans le crépuscule de ce jour sombre, j’ai versé, je vous l’assure, plus de larmes que je n’avais jamais versées, même le jour du décès de mon père. Toute la famille avait oublié les vaches égorgées et ne se souciait plus que du bélier. C’était presque comme un être humain, pour nous tous, pour ne pas oser dire qu’il reflétait quasiment l’image de mon père.
Mon oncle avertit son ami Cheikhna. La seule réaction du chef de la brigade fut de mandater ses hommes, pour désarmer notre famille, sous prétexte de l’ordre et de la sécurité du village. Consciente de la situation, la famille se prit à se méfier de tous. Comme le dit un proverbe peulh, « mbo yidaa ndagnaa, yidaa ngonaa, yidi ko maayaa » (celui qui en veut à tes biens ne veut pas que tu existes : il veut ta mort). Les anciens parents maures s’étaient transformés en ennemis, avides de profiter de nos biens, sitôt que nous serions chassés. Mais, pour l’heure, ils « veillaient sur nous », armés de fusils, couteaux et machettes, attendant que nous prenions la fuite, à l’instar des autres peuls des villages environnants.
Y en avait-il qui nourrissaient de meilleurs intentions ? Toutou, une des épouses du chef de village, vint nous proposer de garder certains biens. La famille lui remit deux cantines métalliques, pleines d’or et d’argent, de pièces d’état-civil et de toutes les choses précieuses qui avaient pu y trouver place. L’une des valises sera récupérée, plus tard, par une tante paternelle, tandis que l’autre fut subtilisée par le chef de brigade Cheikhna, mis au courant par je ne sais quel service de renseignements. Cheikhna, comme tant de nos voisins, n’avait pour unique plan que de nous déposséder. C’est lui qui prit l’initiative de nous expulser, bien après la fin des évènements.
Il voulut nous déporter vers le Sénégal par la route d’Ould Yengé-Sélibaby-Gouraye, le plus court trajet. Mais le gouverneur du Guidimakha dégagea sa responsabilité. Il se rabattit alors sur le trajet Guérou-Kiffa-Aleg. Mais, au carrefour d’Aleg, Trarza et Bogué dégagèrent, à leur tour, leur responsabilité. Cheikhna profita de l’absence du préfet de Bababé pour achever sa triste besogne. Mais, si un bienfait n’est jamais perdu, un méfait ne l’est guère moins. Sitôt après notre expulsion, le chef de brigade fut muté au port de Nouakchott. Quelques mois plus tard, il fut frappé d’une maladie incurable et partit se faire soigner jusqu’au Maroc. Son corps enflait. « Faites attention aux peulhs ! », délirait-il dans ses souffrances, « Bgar voullane jeh ! » (les vaches des Peulhs sont là).
(A suivre)
Samba Sow.